14 Octobre 1999 | Tanzanie: Décès de Julius Nyerere, l’un des principaux représentants du socialisme africain.

Julius Kambarage Nyerere (né le à Butiama et mort le à Londres) est un homme politique tanzanien d’ethnie Zanaki.
Il fut Premier ministre de la Tanzanie de 1960 à 1961, puis président de la République du au . Surnommé le mwalimu (l’instituteur en swahili), il fut l’un des principaux représentants du socialisme africain.
Biographie de Julius Nyerere
Bref historique de la carrière de Nyerere
Pour bien comprendre les origines et le contexte de la philosophie de l’éducation de Nyerere, il convient de retracer brièvement sa carrière d’enseignant et d’homme politique. Julius Nyerere est né en avril 1922 à Butiama, au nord de la République-Unie de Tanzanie. Il est le fils d’un chef zanaki. Instruit par des missionnaires catholiques, il est baptisé à 20 ans. Après avoir reçu une formation pédagogique du Collège de Makerere, en Ouganda, il enseigne jusqu’en 1949, date à laquelle, grâce à une bourse du gouvernement, il s’inscrit à l’Université d’Edimbourg ; il est alors le premier ressortissant tanganyikais à fréquenter une université britannique. En 1952, il obtient sa maîtrise d’histoire et d’économie politique et revient enseigner dans son pays.
Pendant ses études à Edimbourg, il traduit en kiswahili le Jules César de Shakespeare. En 1954, il fonde l’Union nationale africaine du Tanganyika (TANU) dont il est élu président. Il siège brièvement au Conseil législatif du Tanganyika en 1954 et en 1957. Abandonnant l’enseignement pour se consacrer à plein temps à la politique, il se fait l’ardent défenseur de l’indépendance du Tanganyika à l’Organisation des Nations Unies en 1955 et 1956. Il est élu au Conseil législatif en 1958 et réélu en 1960, date à laquelle le TANU obtient soixante-dix sièges sur soixante et onze.
Nyerere dirige le premier cabinet ministériel du Tanganyika et il est nommé premier ministre lorsque le pays accède pleinement à l’indépendance en décembre 1961. En janvier 1962, il démissionne pour se consacrer au parti. Au mois de décembre suivant, lorsque le Tanganyika devient une république, il est élu président, et il devient président de la RépubliqueUnie de Tanzanie après la fusion du Tanganyika et de Zanzibar en 1964. Il sera ensuite réélu plusieurs fois pour des mandats de cinq ans. Après avoir renoncé à la présidence en 1985, il reste président du Chama Cha Mapinduzi (CCM), ou parti révolutionnaire, formé en 1977 par la fusion du TANU et du parti afro-shirazi de Zanzibar. Il abandonne la présidence du CCM en 1990.
L’idéologie tanzanienne du développement
On ne peut comprendre la philosophie de l’éducation de Nyerere sans évoquer brièvement ce qui fait la spécificité de son idéologie du développement.
Alors que Nyerere formulait sa philosophie de l’éducation, les objectifs et les stratégies de développement de la République-Unie de Tanzanie étaient fondés sur les principes du socialisme et de l’autosuffisance énoncés dans la Déclaration d’Arusha de 1967 (Nyerere, 1968a). Le socialisme mettait l’accent sur l’idée de l’égalité des chances et sur la nécessité de réduire l’injustice sociale. Comme le dit Nyerere : « L’objectif du socialisme en RépubliqueUnie de Tanzanie est d’édifier une société dans laquelle tous les membres jouissent des mêmes droits et des mêmes possibilités ; où tous peuvent vivre en paix avec leurs voisins sans subir ni imposer l’injustice, sans être exploités ni exploiter autrui ; où chacun voit son bien-être matériel augmenter progressivement avant qu’un seul ne vive dans le luxe » (Nyerere, 1968e, p. 340).
Dans le contexte de pauvreté et de sous-développement qui était alors celui de la République-Unie de Tanzanie, la Déclaration d’Arusha soulignait la nécessité de mobiliser les ressources humaines au service d’un développement autosuffisant au lieu de ne compter que sur les ressources financières ou matérielles : « Le développement d’un pays s’opère grâce à l’homme et non grâce à l’argent. L’argent, et la richesse qu’il représente, n’est pas le point de départ du développement, il en est le résultat ». (Nyerere, 1968a, p. 243). Pour Nyerere, le développement dépendait de trois facteurs : la terre, des politiques saines et une direction éclairée.
Le développement a été centré sur les régions rurales, choix réaliste étant donné qu’environ 90 % de la population y vivait et que la majorité d’entre elle tirait ses revenus de l’agriculture de subsistance. En outre, le développement rural visait à encourager la population à vivre et travailler en coopération dans des villages organisés, ou ujamaa (mot kiswahili signifiant « famille », concept sur lequel est fondé le socialisme tanzanien).
Outre l’élévation du niveau de vie, le socialisme tanzanien visait à favoriser une certaine qualité de vie axée sur l’homme. Il avait pour principe essentiel qu’il existe dans la vie des choses plus importantes que l’accumulation de richesses et que si celle-ci se fait aux dépens de la dignité humaine et de l’égalité sociale, ces dernières auront la priorité « car la finalité de toute activité sociale, économique et politique doit être l’homme » (Nyerere, 1968d, p. 316).
C’est le développement humain, et non le progrès matériel, qui permettra de préserver la liberté et la dignité véritables de l’homme. La construction de routes ou de bâtiments, la production agricole, etc. ne sont que les instruments du développement. « Une nouvelle route ne renforce la liberté de l’homme que s’il emprunte cette route » (Nyerere, 1973c, p. 59). Ce développement socialiste et autosuffisant exige la participation de la population aux processus de planification et de prise de décision le concernant (voir, par exemple, Union nationale africaine du Tanganyika, 1971, p. 9).
Dans The Varied Paths to Socialism [Les diverses voies vers le socialisme], Nyerere note le risque que représente la non-participation de la population : « Si la chose publique n’est pas le bien de tous, si le peuple n’a aucun droit de regard sur les politiques suivies, pareille situation peut déboucher sur le fascisme et non sur le socialisme […] le socialisme n’est possible que si le peuple tout entier participe à la conduite des affaires politiques et économiques (Nyerere, 1968c, p. 309-310).
En résumé, le développement de la République-Unie de Tanzanie était axé sur une répartition plus équitable des richesses et la non-exploitation de l’homme plutôt que sur le seul produit national brut. Il s’agissait non seulement d’accroître la production et la productivité économiques, mais aussi d’assurer le développement total de l’homme en matière d’éducation, de santé, de nutrition, de logement, de soins de l’enfant, etc. et, surtout, l’accès à une qualité de vie particulière centrée sur la population. Les plans et politiques de développement devaient porter sur le plus grand nombre, d’où l’importance du développement rural. Il fallait aussi que la population participe activement à son propre développement et qu’elle en ait la maîtrise. La philosophie de l’éducation de Nyerere s’articule autour de deux grands thèmes : l’éducation pour l’autonomie et l’éducation des adultes (y compris l’éducation permanente et l’éducation pour la libération).
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L’éducation pour l’autosuffisance
L’essentiel de la philosophie de Nyerere en matière d’éducation est énoncé dans son document directif de 1967, intitulé Education for Self-Reliance (L’éducation pour l’autosuffisance) qui a trait à l’éducation formelle (Nyerere, 1968b). Les principes qu’il y expose s’apparentent dans une certaine mesure à ce que le Mahatma Gandhi appelait « l’éducation de base », notamment en ce qui concerne l’introduction à l’école d’activités productives et de l’autosuffisance, ainsi que la “restructuration radicale de la sociologie des connaissances scolaires” (Kumar, 1989). En résumé, Education for Self-Reliance : 1. critique le caractère insuffisant et inadapté de l’éducation coloniale ; 2. esquisse le type de société que la République-Unie de Tanzanie tente d’édifier ; 3. examine certaines caractéristiques dominantes du système d’éducation qui existait autour des années 1967 à la lumière de la stratégie et des but nouveaux du développement socialiste ; et 4. propose des changements visant à transformer le système éducatif pour qu’il soit mieux adapté aux besoins et aux objectifs d’une société socialiste à économie rurale. Selon Nyerere, l’éducation coloniale, fondée sur les principes de la société capitaliste et colonialiste, visait à transmettre les valeurs de la puissance coloniale et à préparer l’individu à la servir. Elle favorisait la soumission, l’inégalité entre les hommes, et l’individualisme et formait avant tout une classe d’employés de bureau. Le contenu en était pour l’essentiel inadapté et tout le système éducatif reposait sur le principe de la ségrégation raciale.
Nyerere a analysé quatre grandes caractéristiques du système éducatif tanzanien tel qu’il existait en 1967. Il lui reprochait avant tout de décourager l’intégration des élèves dans la société et de favoriser chez eux des comportements injustes et individualistes ainsi qu’un sentiment de supériorité intellectuelle.
1. L’éducation formelle est fondamentalement élitiste et vise à satisfaire les besoins et les intérêts de la toute petite proportion de ceux qui réussissent à y accéder et à en gravir les échelons : « Depuis l’indépendance, nous n’avons pas remis en question le système éducatif dont nous avons hérité. Si nous ne l’avons pas fait, c’est parce que l’éducation n’était pour nous que le moyen d’obtenir des enseignants, des ingénieurs, des administrateurs, etc. Individuellement et collectivement, nous avons dans la pratique assimilé l’éducation aux compétences qu’il faut avoir pour obtenir un poste bien payé dans le secteur moderne de notre économie » (Nyerere, 1968b, p. 267).
2. Le système éducatif coupe les élèves de la société à laquelle il est censé les préparer. 3. Il favorise l’amalgame entre éducation et éducation formelle et les individus sont jugés et employés en fonction de leur aptitude à passer des examens et à obtenir des diplômes. 5. Il ne donne pas aux étudiants l’occasion de participer au travail productif. Cette situation prive la société de leur très utile contribution à l’accroissement à l’accroissement de la production économique nationale et favorise chez eux le mépris du travail manuel. Compte tenu de la situation de la Tanzanie — pays pauvre, sous-développé et essentiellement agricole — ainsi que des objectifs de la transformation socialiste auxquels il tenait tant, Nyerere a proposé un autre modèle d’éducation visant à donner une orientation nouvelle aux buts, aux valeurs et à la structure de l’éducation. Pour Nyerere, l’éducation doit être au service du bien commun et encourager les objectifs sociaux que sont la vie et le travail en commun. Elle doit aider au développement d’une société dont tous les membres partagent les ressources d’une manière relativement équitable. Elle doit faire de chacun un citoyen responsable. Outre l’apprentissage des valeurs sociales, l’éducation, doit préparer les jeunes à l’activité qu’ils seront appelés à exercer dans la société telle qu’elle existe en Tanzanie — une société rurale où le progrès dépendra en grande partie des efforts de la population dans les domaines de l’agriculture et du développement des villages. Cela ne veut pas dire que l’éducation en Tanzanie devrait viser uniquement à former des travailleurs agricoles passifs, plus ou moins qualifiés, qui se contenteraient d’exécuter les plans ou les ordres venus d’en haut. Elle doit former de bons agriculteurs ; elle doit aussi préparer chacun à assumer ses responsabilités en tant que travailleur et citoyen libres dans une société libre et démocratique, mais essentiellement rurale, à penser par lui-même, à se faire une idée sur les questions qui le concernent, à interpréter les décisions prises par les institutions démocratiques de notre société et à les mettre en œuvre compte tenu des conditions propres au lieu où il vit.
Ce serait donc bien mal comprendre nos besoins que de dire que le système éducatif devrait viser à former des robots qui travaillent dur sans jamais remettre en question ce que les dirigeants du pays ou de la TANU disent et font. […]. L’éducation doit encourager en chacun l’épanouissement de trois qualités : la curiosité d’esprit ; la capacité de tirer les leçons de l’expérience d’autrui, de la rejeter ou de l’adapter à son propre cas ; la certitude qu’il est un homme libre et égal de la société, qui estime les autres et est estimé d’eux pour ce qu’il fait et non pour ce qu’il a (Nyerere, 1968b, p. 274).
Tout en réorientant le programme scolaire, il faut minimiser l’importance des examens formels dont le seul rôle consiste à évaluer l’aptitude d’un individu à apprendre des faits. Il faut en outre supprimer les examens qui répondent à des “critères internationaux” et ne tiennent pas compte des besoins et des problèmes du pays. En ce qui concerne la structure organique des écoles, Nyerere a proposé qu’elles deviennent des centres sociaux et économiques au sein des communautés locales de manière à faire partie intégrante de la société et de l’économie En ce qui concerne la réorganisation du système éducatif, Nyerere a proposé trois changements principaux et interdépendants concernant l’âge d’entrée à l’école primaire ; le contenu du programme scolaire lui-même et l’organisation des écoles. L’âge d’entrée à l’école primaire serait porté de 5 ou 6 à 7 ans, de sorte que l’élève quitte l’école plus âgé, plus responsable et plus mûr. L’enseignement primaire serait restructuré de manière à devenir une éducation complète en soit plutôt qu’une simple préparation à l’enseignement secondaire. L’enseignement secondaire ne serait pas seulement l’antichambre de l’enseignement supérieur. Le principal objectif du système éducatif devait être de préparer les individus à mener une vie intéressante et productive et de les mobiliser au service des villages et des régions rurales : « Il ne faut pas déterminer le contenu de l’enseignement primaire en fonction de ce que doivent savoir un médecin, un ingénieur, un enseignant, un économiste ou un gestionnaire — la plupart de nos élèves n’exerceront jamais l’une ou l’autre de ces professions — mais en fonction de ce que l’enfant doit savoir — c’est-à-dire les compétences qu’il doit acquérir et les valeurs qu’il doit apprendre à respecter pour vivre heureux et se sentir bien dans une société socialiste et essentiellement rurale et pour contribuer à l’amélioration de la vie dans ce type de société. C’est au plus grand nombre que nous devons penser en élaborant le programme et le plan des cours, ce qui n’empêchera pas les plus doués, ceux qui sont capables d’aller plus loin, de se détacher du lot. Car l’objectif n’est pas de dispenser un enseignement de qualité inférieur à celui que nous donnons actuellement, c’est de dispenser un enseignement différent — réellement conçu pour servir l’objectif commun de l’éducation dans les conditions qui sont celles de la société tanzanienne. Les mêmes principes doivent s’appliquer aux écoles postprimaires (Nyerere, 1968b, p. 282).
Tout en réorientant le programme scolaire, il faut minimiser l’importance des examens formels dont le seul rôle consiste à évaluer l’aptitude d’un individu à apprendre des faits. Il faut en outre supprimer les examens qui répondent à des « critères internationaux » et ne tiennent pas compte des besoins et des problèmes du pays.
En ce qui concerne la structure organique des écoles, Nyerere a proposé qu’elles deviennent des centres sociaux et économiques au sein des communautés locales de manière à faire partie intégrante de la société et de l’économie : « Chaque école devrait être dotée d’une ferme ou d’un atelier qui en ferait partie intégrante, pour nourrir la communauté et contribuer ainsi au revenu national. […] Il ne s’agit pas d’adjoindre à chaque école une ferme expérimentale ou un atelier à des fins de formation, ce que je veux dire c’est que chaque école doit aussi être une ferme (Nyerere, 1968b, p. 283).
Une telle réorganisation supposait l’évolution des méthodes pédagogiques et des comportements. Elle permettrait d’intégrer la théorie à la pratique, le travail intellectuel au travail manuel. L’évaluation des résultats scolaires tiendrait compte à la fois des capacités intellectuelles de l’élève et de ce qu’il aurait fait pour l’école et la communauté. Sur le plan des attitudes et des valeurs sociétales, les élèves apprendraient la signification de la vie et du travail en commun pour le bien de tous.
Leur volonté d’œuvrer au développement de leur propre société en serait ainsi renforcée. On peut résumer comme suit le nouveau système éducatif proposé dans “Education for Self-Reliance” :
1. Il est axé sur la vie rurale.
2. Enseignants et étudiants doivent participer ensemble à des activités de production et les étudiants doivent être associés à la planification et la prise de décision concernant l’organisation de ces activités.
3. Le travail productif doit faire partie intégrante du programme scolaire et offrir une expérience d’apprentissage utile en combinant théorie et pratique.
4. L’importance des examens doit être minimisée.
5. Les enfants doivent entrer à l’école à l’âge de sept ans afin d’être suffisamment mûrs et raisonnables pour entreprendre une activité autosuffisante et productive à la fin de leurs études.
6. L’enseignement primaire doit être un tout en soi et non pas simplement le moyen d’accéder à l’enseignement supérieur. 7. Il doit donner aux élèves confiance en eux, le sens de la coopération, un esprit critique et curieux.
Éducation des adultes, éducation permanente et éducation pour la libération La philosophie de Nyerere sur l’éducation des adultes, l’éducation permanente et l’éducation pour la libération est à bien des égards le prolongement naturel des idées qu’il a exposées dans “Education for Self-Reliance”, en particulier de celles qui concernent certaines des limites et des insuffisances inhérentes à l’éducation formelle. Si dans “Education for Self-Reliance” la démarche de Nyerere se situe essentiellement au plan national, il se place, lorsqu’il aborde le problème de l’éducation des adultes, de l’éducation permanente et de l’éducation pour la libération, sur un plan plus général et universel, tout en se référant aux problèmes qui se posent en Tanzanie. Ses idées sur l’éducation permanente et l’éducation pour la libération entrent dans le cadre plus vaste de sa philosophie de l’éducation des adultes et, aux fins de l’analyse, peuvent être classées sous quatre rubriques qui se recoupent parfois.
LE Rôle de l’éducation des aduites dans le développement
Pour Nyerere, l’éducation des adultes est un moyen et un élément du développement, conviction que bien des planificateurs, des économistes et des éducateurs en sont venus à partager. Outre qu’elle dispense des connaissances et des compétences, cette éducation est fondamentalement un processus politique.
La réflexion de Nyerere sur le rôle de l’éducation des adultes dans le changement et le développement de la société prend comme point de départ l’objectif de l’éducation en général et celui du développement dans son ensemble. Ainsi, posant que l’objectif du développement est la libération de l’homme, il pense que l’objectif de l’éducation « est de libérer l’Homme des contraintes et des limites que lui imposent l’ignorance et la dépendance. L’éducation doit renforcer la liberté physique et intellectuelle des hommes — renforcer leur maîtrise d’euxmêmes, de leur vie et de leur environnement. Les idées qui leur sont inculquées ou inspirées par l’éducation devraient donc être des idées libératrices ; les compétences qu’ils acquièrent grâce à l’éducation devraient avoir un pouvoir libérateur » (Nyerere, 1978, p. 27-28).
De même, Nyerere pense que l’éducation des adultes doit aider les individus à s’épanouir « Elle doit aider l’Homme à renforcer ses capacités à tous les égards. Elle doit notamment aider les individus à décider par eux-mêmes — ensemble — de ce que signifie le développement. Elle doit les amener à penser clairement, leur permettre d’examiner les différentes possibilités d’action qui s’offrent à eux et de choisir entre elles conformément à leurs objectifs propres ; elle doit enfin les doter des moyens de mettre en pratique leurs décisions » (Nyerere, 1978, p. 28).
En agissant et en influant sur le cours des choses, l’individu n’a d’autre choix que de coopérer avec les autres. L’éducation pour la libération est donc aussi l’apprentissage de la coopération. Toutefois, l’apprentissage n’aura pas l’effet libérateur souhaité si son seul but est d’obtenir un diplôme. « car un tel désir n’est qu’un autre aspect de la maladie de la société de consommation — l’accumulation de biens pour le plaisir de les accumuler. L’accumulation de connaissances ou, pire encore, l’accumulation de bouts de papier pour monnayer ces connaissances, n’a rien à voir avec le développement » (Nyerere, 1978, p. 29).
Selon Nyerere, l’une des fonctions les plus importantes de l’éducation des adultes est d’éveiller la conscience et l’esprit critique des individus pour qu’ils saisissent la nécessité et la possibilité du changement : « La première fonction de l’éducation des adultes est à la fois d’inspirer un désir de changement et de faire comprendre que ce changement est possible. Rien n’est plus nuisible à la liberté que de croire que la pauvreté ou la souffrance relèvent de la “volonté divine” et que le seul devoir de l’homme est de les accepter « (Nyerere, 1978, p. 29).
La deuxième fonction ou deuxième étape de l’éducation des adultes est d’aider les individus à déterminer la nature du changement souhaité et les moyens de l’opérer. Ces deux fonctions de l’éducation des adultes sont assez semblables à ce que Paulo Freire appelle le processus de “conscientisation”, lequel vise à modifier le regard pessimiste et fataliste que l’adulte jette sur la réalité et à lui permettre d’acquérir une vision « critique » de son environnement (Freire, 1974).
Dans le contexte propre à la République-Unie de Tanzanie, Nyerere énonce trois objectifs principaux de l’éducation des adultes. Le premier consiste à arracher les Tanzaniens à la résignation dans laquelle ils vivent depuis des siècles ; le deuxième est de leur montrer comment améliorer leurs conditions de vie et le troisième consiste à les aider à comprendre les principes du socialisme et de l’autosuffisance sur lesquels repose la politique nationale (Nyerere, 1973a, p. 137-138).
Définition et portée de l’éducation des adultes
Nyerere donne une définition très large de l’éducation des adultes. Une fois encore il souligne la nécessité du changement social : « L’éducation des adultes […] englobe tout ce qui renforce la compréhension de l’homme, le fait agir, l’aide à prendre ses propres décisions et à les appliquer. Elle inclut la formation mais elle va beaucoup plus loin. Elle inclut ce qu’on appelle d’une manière générale “la sensibilisation” mais elle est beaucoup plus encore. Elle inclut l’organisation et la mobilisation mais les transcende pour donner plus de sens à l’action de l’homme (Nyerere, 1978, p. 30).
Selon Nyerere, le champ d’action et la fonction de l’éducation des adultes exigent deux types d’éducateurs. D’abord ceux qu’il appelle les “généralistes” — militants politiques, éducateurs, agents du développement communautaire et personnels de l’enseignement religieux. Ces personnes, dit-il, ne peuvent être politiquement neutres de par la nature même de leur activité car ils ont une mission importante qui est de faire agir les individus et d’éveiller leur conscience : “L’éducation des adultes est une […]activité hautement politique. Les hommes politiques en sont parfois plus conscients que les éducateurs et ne sont donc pas toujours favorables à une véritable éducation des adultes” (Nyerere, 1978, p. 31).
Dans le second groupe d’éducateurs pour adultes entrent ceux qu’il appelle les “spécialistes” dans toutes sortes de domaines : santé, nutrition, soins des enfants, agriculture, gestion, alphabétisation, etc.
Dans sa définition de l’éducation des adultes, Nyerere inclut également le concept d’apprentissage permanent et d’apprentissage associé au travail qu’il appelle généralement éducation des travailleurs. Deux citations illustrent ses idées sur ce point : « L’éducation est un processus permanent auquel nous devrions tous nous consacrer de l’instant de notre naissance à celui de notre mort » (Nyerere, 1973a). « Vivre c’est apprendre ; et apprendre c’est essayer de vivre mieux » (Nyerere, 1973a, p. 138).
A propos de l’intégration de l’apprentissage dans la vie active, Nyerere fait observer ceci : « Si nous voulons réellement progresser dans le domaine de l’éducation des adultes, il est indispensable de cesser de diviser la vie en tranches, l’une réservée à l’éducation et l’autre, plus longue, à la vie active — avec, à l’occasion, des moments consacrés à des “cours”. Dans un pays résolu à changer, nous devons comprendre que l’éducation et le travail font tous deux partie de la vie et doivent se poursuivre tout au long de celle-ci » (Nyerere, 1973b, p. 300-301).
Méthodes de l’éducation des adultes Selon Nyerere, l’éducateur doit partir du principe que l’éducation des adultes est volontaire. Les apprenants adultes doivent participer à l’identification de leurs propres besoins et intérêts en matière d’apprentissage et ces besoins doivent être axés sur leurs problèmes et leur expérience propres : « L’éducateur d’adultes est un meneur, un guide le long d’un chemin que nous suivrons ensemble. Il ne donne pas à autrui ce qu’il possède. Il l’aide à exploiter son potentiel et ses propres capacités » (Nyerere, 1978, p. 33-34).
Organisation de l’éducation des adultes
A propos de la structure de l’éducation des adultes, Nyerere reconnaît qu’il n’existe pas de modèle idéal. Le type d’organisation choisi doit donc tenir compte des besoins et des ressources du pays concerné ainsi que de ses traditions culturelles et de son engagement politique. Il souligne toutefois la nécessité d’allouer dans le budget national des crédits spécifiquement destinés à l’éducation des adultes. Celle-ci doit avoir la priorité dans les plans de développement d’un pays et le rang de priorité qui lui sera attribué résultera d’une décision politique. Toutefois, insiste Nyerere, on aurait tort de vouloir éduquer les adultes comme on éduque les enfants, dans le même type d’établissement ou avec le même type de personnel. Il ne sous-estime pas la complexité et l’énormité de la tâche que représente l’organisation de l’éducation des adultes à grande échelle : “Un proverbe dit que ce qui est facile ne mérite pas d’être fait. Tel n’est certainement pas le cas de l’éducation des adultes” (Nyerere, 1978, p. 36).
La théorie et la pratique
Il n’entre pas dans le cadre du présent article d’examiner dans le détail l’impact de la philosophie de l’éducation de Nyerere dans la pratique, autrement dit les réformes de l’éducation mises en œuvre en Tanzanie 2 . Quelques observations d’ordre général s’imposent toutefois.
Tout d’abord, on constate que les tentatives faites pour édifier une société tanzanienne socialiste et autosuffisante au moyen de réformes politiques, économiques, sociales et éducatives ont pour la plupart échoué. Depuis 1986, en particulier, la République-Unie de Tanzanie ne cesse de virer à droite. Le pays est aujourd’hui beaucoup plus intégré dans le système capitaliste mondial qu’il ne l’était à l’époque de l’indépendance.
Dans le contexte de cet échec global du socialisme tanzanien, les réformes de l’éducation inspirées par la philosophie de Nyerere ont abouti à la fois à des succès et à des échecs. Comme le note Samoff dans son étude de cas détaillée sur l’éducation en Tanzanie, la principale explication de ce résultat mitigé “réside dans l’intersection complexe d’une dynamique externe et interne et, en particulier, dans ce dosage propre à la Tanzanie de vision socialiste et de pratique capitaliste périphérique. […] L’expérience tanzanienne révèle à la fois le potentiel et les limites d’un développement non capitaliste, non révolutionnaire, et ceux de la réforme éducative qui l’accompagnent” (Samoff, 1990, p. 210). Bien des problèmes auxquels s’est attaqué Nyerere pour essayer de transformer le système éducatif et les politiques de l’éducation en Tanzanie ne sont toujours pas résolus. Même aux beaux jours de l’édification du socialisme, Nyerere luimême disait ceci : « Je suis de plus en plus convaincu que la Tanzanie n’a pas encore trouvé la bonne politique de l’éducation, ou qu’elle n’a pas encore réussi à la mettre en œuvre, ou les deux à la fois » (Nyerere, 1974).
La politique prônée dans “Education for Self-Reliance” n’a encore été pleinement appliquée, ni dans la théorie ni dans la pratique, le passage de l’une à l’autre ayant fait apparaître quelques contradictions 3
. Observant que la stratégie éducative de la Tanzanie manquait de cohérence, Joël Samoff ajoute « Dans sa phase de transition, la Tanzanie est dans l’impasse. Sa vision socialiste est régulièrement obscurcie et souvent occultée par ses pratiques capitalistes, tant dans le domaine de l’éducation que dans d’autres domaines. Souvent dénoncées, ses tentatives de modernisation sont tout aussi souvent réaffirmées et appuyées dans le pays comme à l’étranger. [… ] L’expérience tanzanienne met en évidence les obstacles énormes auxquels se heurte une transition non révolutionnaire et peut-être aussi les limites de celle-ci » (Samoff, 1990, p. 268). On ne saurait nier certains résultats importants obtenus dans le domaine de l’éducation. Pour citer une fois encore Samoff : «La Tanzanie semble réussir sa réforme de l’éducation. En peu de temps, un pays très pauvre a introduit des changements institutionnels qui concernent la quasi-totalité de la population. L’enseignement primaire est pour l’essentiel généralisé. L’instruction de base se fait dans une langue connue de tous et elle s’appuie sur des expériences et des matériels qui leur sont familiers. La Tanzanie et l’Afrique occupent une place prédominante dans le programme scolaire à tous les niveaux. Un Conseil national est chargé d’élaborer les examens et de les noter. Le taux d’alphabétisation des adultes, en Tanzanie, est parmi les plus élevés d’Afrique (environ 85 %). Bien qu’à l’évidence l’aisance matérielle renforce les probabilités de succès scolaire, la pauvreté ne l’exclut pas ».
« D’autres programmes s’appuient à leur tour sur ces résultats. L’information nutritionnelle et prénatale peut être diffusée plus largement. Les programmes d’amélioration de l’agriculture atteignent les agriculteurs éloignés. Les membres des coopératives et des syndicats se font mieux entendre de leurs dirigeants. Les Tanzaniens sont fiers de leur langue et de leur pays et cette fierté n’est le fruit ni d’une propagande chauvine ni de la xénophobie mais du sentiment qu’ils ont — malgré leur relative pauvreté — d’avoir accompli quelque chose et de la confiance qu’ils ont acquise en eux-mêmes. Vingt ans après la fin de la domination européenne, ces résultats ont une importance majeure » (Samoff, 1990, p. 209).
Quant à l’éducation des adultes, elle a indéniablement donné des résultats remarquables. Les changements novateurs phénoménaux observés dans ce domaine constituent à juste titre une “révolution”4 . De nombreux pays, en particulier ceux du tiers monde, reconnaissent que la République-Unie de Tanzanie a fait à cet égard des progrès majeurs et passionnants. C’est essentiellement l’éducation des adultes qui a permis de mobiliser la population au service du développement. Sur le plan de l’éducation pour la libération de la conscientisation, les Tanzaniens ont, dans leur majorité, cessé de jeter sur la vie un regard fataliste, ils ont acquis confiance en eux et l’espoir de pouvoir améliorer leurs conditions de vie.
Notes
1. Yusuf Kassam (République-Unie de Tanzanie). Associé principal/consultant de E.T. Jackson et associés, Ottawa, Canada. Ancien directeur des programmes du Conseil international pour l’éducation des adultes, Toronto ; professeur associé d’éducation des adultes à l’Université de Dar es-Salaam (1970-1979) ; directeur de l’Institut d’éducation des adultes (1979-1981), République-Unie de Tanzanie. Au nombre de ses domaines de compétence figurent l’alphabétisation, l’éducation des adultes et la recherche participative. Auteur des ouvrages suivants : The Adult Education Revolution in Tanzania [La révolution de l’éducation des adultes en Tanzanie] (1978 et ; directeur de publication de l’ouvrage intitulé : Participatory Research : an Emerging Alternative Methodology in Social Science Research [La recherche en équipe : naissance d’une autre méthodologie en matière de recherche en sciences sociales] (1982).
2. Pour une étude plus détaillée des réformes éducatives en République-Unie de Tanzanie, voir Hinzen et Hundsdorfer (1979).
3. Pour une étude critique de “Education for Self-Reliance”, voir Cliffe (1973) et Mbilinyi et Mwobahe (1975).
3. Pour une analyse détaillée de la révolution en matière d’éducation des adultes et de l’impact de l’alphabétisation, voir Kassam (1978) et pour l’impact de l’alphabétisation, voir Kassam (1979).