16 août 1972 | Maroc: à bord de son Boeing royal, Hassan II défie un coup d’Etat

«Mes ennemis, je m’en charge. Protégez-moi seulement de mes amis.» Jamais plus qu’aujourd’hui, le roi Hassan II n’aura pu vérifier la justesse de cette invention divine, qui, au Maroc comme ailleurs, figure en bonne place dans le florilège des dictons populaires. Ses traditionnels ennemis politiques, désorganisés, décimés, le roi n’avait plus à les craindre. Un an, un mois et une semaine après la sanglante garden-party de Skhirat, d’autres ont de nouveau tenté de l’abattre. Ses amis? Ses alliés, en tout cas. Ceux dont il pouvait penser qu’au prix des privilèges accordés ils lui resteraient fidèles. Une nouvelle fois, l’armée marocaine a tiré contre son souverain.
Il ne s’agit plus d’anonymes cadets hébétés, prêts à toutes les besognes et éc?urés devant l’étalage un peu faisandé des fastes de la cour. Il s’agit des aviateurs, de cette aristocratie militaire bien nantie. «Hier, des généraux et des gamins, aujourd’hui des officiers subalternes. Demain, qui sait, de simples militaires», disait un Marocain, persuadé qu’entre le roi et son armée un conflit se précise, qui sera sans merci. Sur ce tableau, l’ombre, ambiguë mais forte, d’un mort, le général Mohammed Oufkir. La version officielle, donnée vendredi par le ministre de l’Intérieur, M. Mohammed Benhima, est la plus commode: Oufkir s’est suicidé parce qu’il a trahi.
Une secousse
Le mercredi 16 août, le roi Hassan II revient au Maroc après un séjour de trois semaines en France. [?] Au large de Tétouan, l’avion, que viennent escorter quatre chasseurs F 5 de l’armée de l’air chérifienne, amorce sa descente et se prépare à atterrir. «Nous étions à une altitude de 3 000 mètres, dit un ministre, lorsque nous avons ressenti une secousse. Comme si le train d’atterrissage avait été brusquement sorti.» Sur le flanc de l’appareil, un avion de l’escorte vient de tirer. Un petit obus perce la cabine. Les balles des mitrailleuses détruisent deux des trois réacteurs. A l’intérieur, il y a des blessés. Le roi est sauf. Il se précipite auprès des pilotes. L’un d’eux, le commandant de bord, Mohammed Kabbaj, ancien officier de l’armée chérifienne, a le contact radio avec les aviateurs. Il les reconnaît. Il dialogue avec la tour de contrôle de Rabat, où l’appareil royal est attendu, et annonce: «Mes copilotes tués, le roi grièvement atteint, je me pose en catastrophe.» Mais c’est aux assaillants qu’en réalité le message s’adresse, afin qu’ils cessent le feu. Un peu plus tard, on prêtera cette initiative au roi lui-même. Déjà, en juillet 1971, à Skhirat, son intervention «quasi divine» avait ramené l’ordre. Entre ciel et terre, cette fois, c’est non plus la prière de la Fatiha qu’il faut réciter, mais le code de procédure d’urgence aérienne. Le commandant de bord la connaît mieux que son souverain.
Un rire nerveux
L’avion de chasse s’éloigne. Mais, par radio, ordonne au Boeing d’atterrir à Kenitra, la base militaire toute proche. C’est le repaire des mutins. Ils se sont envolés de là quelques instants plus tôt. Le commandant de bord tergiverse, tourne quatre fois au-dessus de Kenitra, puis pique vers Rabat tout proche, où il se pose, loin de la foule des officiels qui attendent le roi. Il est environ 17 heures. Hassan II descend, le visage décomposé, la chevelure défaite. Une Mercedes noire l’attend, qui le conduit, à travers 2 kilomètres de piste, vers le salon d’honneur. Il se ressaisit, passe ses troupes en revue, salue le drapeau, s’entretient avec le Premier ministre, l’ambassadeur de France et le chargé d’affaires espagnol. Et, aussi, avec le directeur de la Sûreté chérifienne et le commandant de gendarmerie. A l’intérieur du bâtiment, il embrasse ses enfants et, soudain gagné par un rire nerveux, s’écrie: «Je suis vivant, voilà qui va décourager les comploteurs!» On le félicite, on admire la «baraka» qui le protège. Mais, dans la foule, il manque un visage familier de reître, celui du général Oufkir. Dix minutes plus tôt, il était là. Dès qu’a été connue l’attaque du Boeing, il a disparu? Alors, dans le ciel, surgissent de nouveau des avions de chasse. L’un, à l’écart, semble diriger les opérations. Les autres décrivent des cercles, passant de plus en plus bas. Il est 17 h 48. Accompagné de son frère, le souverain quitte le bâtiment pour se rendre, en face, dans une petite pinède où stationnent les autos. Un serviteur, emporté par la force de l’habitude, suit, portant un fauteuil pour le roi. A ce moment, dans le tonnerre de ses réacteurs, un F 5 passe et mitraille l’aéroport.
Demande d’asile
Le roi se jette à terre. Des gens sont atteints. Des autos brûlent. C’est la confusion. Moins grande, pourtant, qu’on ne pouvait le craindre. Pendant de longues minutes où il s’est entretenu avec les responsables de la sécurité, le roi a réglé son départ. Il sait que les avions attendent la mise en place du cortège pour le pilonner. Aux diplomates il conseille de partir un par un. Lui-même a prévu de s’esquiver dans une voiture civile. Mais la simultanéité entre sa sortie et le début du feu le surprend. Comme si, là-haut, le Squadron Leader, qui dirige le tir, était prévenu, seconde par seconde, de ce qui se passait à terre. Miraculeusement – encore une fois – il échappe aux balles, s’installe au volant d’une voiture et disparaît vers sa résidence d’été à Skhirat, à 30 kilomètres de là. L’attaque a fait huit morts et une cinquantaine de blessés, dont quatre ministres. Elle n’est pas achevée. L’escadrille disparaît, mais, une heure plus tard, fond sur Rabat, inconscient encore du drame et mitraille alors le palais, semant la panique dans les rues de la capitale. [?]
La place à table
Pendant ce temps, à Rabat-Salé, le général Oufkir réapparaît, sanglé dans sa tenue blanche d’apparat. Avec le ministre de l’Intérieur, il inspecte l’aérogare criblée de balles. Puis, à 22 heures, dans sa BMW, après avoir demandé qu’on le réveille le lendemain à 6 heures du matin, il va rejoindre le roi à Skhirat. Là se situe l’épisode le plus mystérieux de l’affaire. Sans doute, aussi, le plus significatif. Mohammed Oufkir veut voir le roi, mais le roi est chez sa s?ur. A Skhirat, toutes lumières éteintes, le général trouve un entourage inquiet. Oufkir tourne en dérision cette crainte des fidèles. Avec un ton un peu méprisant, celui de l’homme habitué au feu. Il ne les rassure pas, il les exaspère. Et c’est alors que se noue, dans la nursery du palais, entre cinq personnages, un étrange drame. Il y a là, près d’Oufkir, dit-on officiellement, le colonel Moulay Hafid, chef du protocole, le colonel Ahmed Dlimi, aide de camp du roi. D’autres ajoutent: le général Abdesslam Sefrioui, chef de la Garde royale, et le général Driss Ben Aomar. Oufkir est las. Depuis quelque temps, il sait que rien ne va plus. Il le dit, avec cette brutalité carrée de militaire qui ne s’embarrasse pas de nuances politiques. Malgré le coup de semonce de Skhirat, qui devait, selon le roi, précipiter la société marocaine vers les rivages édifiants de la moralité, tout continue comme auparavant. On s’enrichit, on profite. «Chacun attend sa place à la table», dit un confident à qui le général faisait part, récemment, de son inquiétude désabusée. Chacun attend son tour avec d’autant plus d’impatience et d’avidité qu’il sait l’équilibre actuel précaire.
A bout d’arguments
Oufkir s’en est-il récemment ouvert au roi? Peut-être. Mais Hassan II n’aime pas les Cassandre. Même s’ils sont clairvoyants: «Il n’apprécie pas qu’on lui dise la vérité», ajoutent ses proches. Alors, de confidences en soirées mondaines, le général promène une morosité qui fait murmurer à Rabat: «Oufkir, après bien d’autres fidèles, est en désaccord avec le roi.» Le voici donc devant ses pairs, qui s’érigent en juges et lui reprochent le complot. N’a-t-il pas été nommé à la tête de l’armée pour la calmer, la ramener dans le droit chemin de l’obéissance inconditionnelle au souverain? Il y a des éclats de voix. Une véritable et âpre dispute. On lui reproche d’avoir tempéré la répression contre les militaires, d’avoir, en quelque sorte, protégé des officiers encore tentés par la fronde. On le presse de sévir, durement, comme au lendemain du putsch avorté de juillet 1971, lorsqu’il conduisit la moitié des survivants du haut état-major au peloton d’exécution. L’accuse-t-on immédiatement d’avoir trempé dans le complot? Il ne semble pas. Mais, même si ces hommes-là, ses amis, se retiennent de porter cette accusation contre lui, d’autres, également membres de l’entourage royal, se hasardent, eux, à l’avancer. Toutefois, Mohammed Oufkir ne paraîtra pas à ce procès privé que certains veulent lui préparer. Il est mort. A 0 h 30, jeudi, il refait le geste déjà esquissé il y a quelques mois, lors d’un tumultueux Conseil des ministres. A bout d’arguments, il tire son pistolet, le porte à sa tempe. Le colonel Dlimi se précipite alors pour l’empêcher de se tuer. Son geste fait dévier le bras d’Oufkir. Trois balles partent, l’une ira percer le plafond ouvragé de la pièce, les deux autres frapperont le général. Très tôt, jeudi matin, le ministère marocain des Affaires étrangères annoncera aux ambassades le décès du ministre de la Défense nationale et son remplacement provisoire par le général Driss Ben Aomar.
Par: André Pautard et Madeleine Axelrad