5 août 1962 | Nelson Mandela est arrêté

Déguisé en chauffeur de maître, Nelson Mandela, le héros de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud est arrêté. Il devra attendre vingt-sept ans et six mois pour être enfin libéré. Récit.

Bien sûr, dans une Afrique du Sud écrasée par l’apartheid, un tel équipage a de quoi intriguer. Voyons: un chauffeur noir en livrée, vareuse blanche et casquette de cuir à visière, calé dans le siège passager de cette Austin cossue que conduit son maître blanc… Si un témoin invisible avait pu, en ce dimanche 5 août 1962, parcourir les quelques lignes que venait de griffonner sur son carnet le driver au repos, nul doute qu’il aurait jugé la scène plus insolite encore. Car il n’y est nullement question des splendeurs de la province du Kwazulu-Natal, mais du sabotage de la voie ferrée qui longe la route Durban-Johannesburg, cible idéale d’un attentat à l’explosif.

Il faut dire que le pseudo-chauffeur, détenteur d’un sauf-conduit au nom de David Motsamayi, n’est autre que Nelson Rolihlahla Mandela, 44 ans, commandant en chef d’Umkhonto we Sizwe, ou MK – Lance de la nation -, branche armée de l’African National Congress (ANC), la bête noire des forcenés de la suprématie blanche. Dans le rôle du master au volant, Cecil Williams, un directeur de théâtre gauchiste et gay, membre lui aussi du MK. Non loin d’Howick, à une heure de route de la cité portuaire de Durban, le manège suspect d’une Ford V-8 qui suit, colle puis dépasse leur berline alarme les duettistes. Juste pressentiment: à hauteur du hameau de Cedara, une escouade de policiers leur ordonne de s’arrêter.

“A cet instant, écrira Nelson Mandela dans Un long chemin vers la liberté – titre de ses Mémoires -, j’ai compris que ma vie de fuyard touchait à sa fin.” Car voilà dix-sept mois que cet avocat, héritier d’une lignée royale de l’ethnie xhosa, a plongé dans la clandestinité et nargue les limiers du racisme d’Etat, naviguant d’une planque à l’autre, endossant tour à tour le costume passe-muraille du jardinier, puis celui du domestique, un jour barbu, le lendemain rasé de frais. C’est d’ailleurs incognito que Mandela a débarqué fin juillet du Bechuanaland – le futur Botswana -, ultime étape d’un long périple africain assorti d’une échappée londonienne. Voyage d’agrément ? Certes pas. Il s’agissait, alors que l’ANC venait d’opter pour la lutte armée, d’honorer à Addis-Abeba (Ethiopie) l’invitation du Mouvement panafricain de libération de l’Afrique orientale et centrale, mais aussi de collecter des fonds et d’apprendre les rudiments de la guérilla. La tournée passe par le Tanganyika – Tanzanie -, le Soudan, le Nigeria, l’Egypte, la Tunisie, la Sierra Leone ou le Liberia. A Oujda (Maroc), sanctuaire frontalier des moudjahidine du FLN algérien, Mandela observe à la jumelle les soldats français. Depuis Bamako (Mali), il rejoint la Guinée d’Ahmed Sékou Touré à bord d’un vieux coucou dans lequel une cohorte piaillante de poulets encombre l’allée.

Il débute une formation à la guérilla en Ethiopie

Au Sénégal, Léopold Sédar Senghor lui procure, faute de mieux, un passeport diplomatique. Après l’escapade britannique, retour à la case abyssine: dans une caserne de la banlieue d’Addis-Abeba, le camarade Nelson s’initie au maniement du mortier, à la confection de bombes et de mines artisanales, à la marche commando ou à la théorie de la guerre insurrectionnelle. Censé durer un semestre, le stage intensif tourne court: un télégramme de la direction de l’ANC somme bientôt l’apprenti de regagner le pays où, sur fond de répression accrue, d’âpres rivalités minent la mouvance anti-apartheid.

Le patron du MK rallie donc nuitamment Liliesleaf Farm, la ferme de Rivonia qui, au nord de Johannesburg, fait office de quartier général clandestin de l’ANC. Là, le comité exécutif du mouvement invite son émissaire à filer vers Durban afin de rendre compte au chairman Albert Luthuli de son voyage. Et c’est au retour de cette mission que le chauffeur-jardinier le plus recherché de la toute jeune république sud-africaine se fera pincer.

Un temps, notre Fregoli en cavale songe à bondir de l’Austin pour foncer vers le sous-bois tout proche, mais il y renonce: la cause a moins besoin d’un martyr abattu d’une balle dans le dos que d’un héros, fût-il embastillé. Le sergent longiligne qui brandit un mandat d’arrêt sous le nez de Mandela l’enjoint de décliner son identité. “Je m’appelle David Motsamayi.” L’échalas lève les yeux au ciel puis, irrité par les fadaises évasives du fugitif, s’emporte. “Suffit ! Tu es Nelson Mandela, voici Cecil Williams, et vous êtes tous les deux en état d’arrestation.” En chemin pour la ville voisine de Pietermaritzburg, le faux David parvient à glisser son revolver chargé et son carnet de notes dans un recoin de l’Austin qui, bizarrement, ne sera jamais fouillée…

Au commissariat, la future icône de l’ANC retrouve un dénommé Theodorus Truter, policier intègre croisé lors d’un procès antérieur. S’ensuit un échange surréaliste. “Nelson, à quoi bon t’entêter ? Tu sais que je sais qui tu es !” “Je m’en tiens à mes déclarations”, riposte le détenu. Ainsi s’achève la cavale du Black Pimpernel, sobriquet paradoxal que Mandela doit aux écrits d’Emma Orczy ; dans un roman fameux, cette baronne britannique d’origine hongroise avait dépeint l’épopée du Scarlet Pimpernel – le Mouron rouge -, chevalier anglais s’évertuant à recueillir, à l’heure de la Terreur, les aristocrates français en exil. Ségrégation raciale oblige, Williams et lui passent la nuit dans deux cellules distinctes. Nuit tourmentée, car une énigme obsède le stratège épinglé: qui a bien pu le balancer aux gardes-chiourmes de l’apartheid, à l’évidence informés de son identité et de son itinéraire ? Une taupe ? Un militant retourné ? Un familier trop bavard ? Lui-même, en boxeur aguerri, s’en veut d’avoir baissé la garde et péché par désinvolture. Ainsi, était-il bien prudent de réunir la veille du départ, chez son hôte de Durban, une poignée d’amis pour cette soirée d’adieux?

La trahison inspire comme il se doit maintes hypothèses, que distillent volontiers les services sud-africains, avides de semer la discorde dans les rangs des terroristes. Scénario le plus répandu, sinon le plus crédible: Pretoria aurait bénéficié des tuyaux d’un agent consulaire américain lié à la CIA et doté d’indics haut placés. Il est vrai qu’à l’époque, Washington voit dans l’ANC le fer de lance d’une subversion marxiste susceptible de déstabiliser toute l’Afrique australe. Au moins le futur Madiba -surnom affectueux du patriarche de la nation arc-en-ciel- aura-t-il la sagesse de déjouer le piège de la suspicion: il urge moins de débusquer le félon que de s’affranchir des chaînes d’un régime inique. Le banni n’imagine pas qu’il vient de signer un bail de vingt-sept ans et six mois avec la servitude carcérale.

Mandela s’adresse à l’Histoire

Lorsqu’il comparaît, en octobre 1962, devant un tribunal de Pretoria, le captif, incisif et solennel, s’adresse plus aux siens et à l’Histoire qu’à ces magistrats auxquels il dénie toute légitimité. L’enfant du Transkei a d’ailleurs soigné son entrée et sa tenue. Ni livrée ni bleu de travail cette fois, mais un kaross, tunique xhosa en peau de léopard portée à même le torse, à laquelle fait écho, dans le public, la robe traditionnelle chatoyante qu’arbore Winnie, épouse pugnace. Son avocat Joe Slovo étant assigné à résidence à “Jo’burg”, Mandela assure seul sa défense. Au demeurant, il ne conteste nullement les deux chefs d’inculpation retenus: ignorant alors tout de son rôle à la tête de l’aile militaire de l’ANC, ses juges se bornent à lui reprocher d’avoir appelé à la grève générale au printemps 1961, puis quitté le pays sans passeport. Charges mineures, qui vaudront au prévenu une sentence de cinq ans de détention. Qu’importe. Devant un tribunal devenu tribune, le rebelle a délivré son message. “Votre honneur, martèle-t-il, je hais la discrimination raciale, intensément et quel qu’en soit le visage. Je l’ai combattue toute ma vie. Je la combats aujourd’hui et le ferai jusqu’à mon dernier souffle.” A l’énoncé du verdict, le cri de ralliement de l’ANC résonne dans la salle d’audience. “Amandla ! [Le pouvoir !]”, lance par trois fois Mandela ; “Ngawethu ! [Le pouvoir est nôtre !]”, réplique aussitôt la foule.

Rocambolesques, les plans d’évasion échafaudés par les camarades avortent l’un après l’autre. Tout comme la fausse barbe cousue dans l’épaule d’une veste, la clef dupliquée grâce à un moule d’argile ou la complicité d’un maton corrompu ne font qu’entretenir l’illusion. D’autant qu’en mai 1963, les geôliers transfèrent le prisonnier au pénitencier de Robben Island, île balayée par les bourrasques, au large du Cap.

La perpétuité pour “tentative de coup d’Etat”

Pis, deux mois plus tard, la police décapite l’ANC et rafle des liasses de documents secrets à la faveur d’un raid sur la ferme de Rivonia. Le 12 juin 1964, au terme d’un deuxième procès, l’accusé n° 1 Nelson Rolihlahla Mandela, matricule 466/64, écope d’une peine de prison à perpétuité pour “sabotage” et “tentative de coup d’Etat”. Echappant de fort peu à la potence.

Un demi-siècle après les faits, un musée, inauguré en juin 2012 à Howick, commémore l’arrestation de Madiba. En fait de musée, un complexe touristique avec restaurant, atelier d’artisanat, amphithéâtre et salle de mariages. A vrai dire, on lui préférait le modeste monument de briques orné d’une plaque de cuivre dévoilée en décembre 1996 par Mandela lui-même. Le promoteur du projet n’en démord pas: il tient à y ouvrir un Café de la vérité offrant au déjeuner une formule Prison et une formule Liberté. Avec serveuses en tenue rayée de bagnard?

Vincent Hugeux

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