27 juillet 1954 | Le quotidien allemand Die Welt analyse les tensions qui divisent la France et ses protectorats du Maghreb

La poudrière de l’Afrique du Nord
Deux grands soucis pour la France – Une nouvelle Indochine? – Nationalistes et terroristes
Après l’Indochine, les protectorats du Maroc et de la Tunisie causent désormais les plus grands soucis à la France. Au cours d’un long voyage, qui nous a menés de la côte atlantique africaine jusqu’à la frontière libyenne, nous avons vu comment, tout au long de ces mois, la crise, latente depuis des années, s’est transformée en guerre civile ouverte. Au Maroc, le calme règne encore dans les plaines. Mais dans les villes les actes terroristes se multiplient de manière inquiétante. En Tunisie, la route côtière n’est plus guère praticable, et la guérilla sévit à tel point que l’intérieur du pays est devenu pratiquement inaccessible. Sur place, l’état d’urgence et la loi martiale ont été décrétés.
En Tunisie comme au Maroc, les Français en poste aujourd’hui doivent payer pour les fautes de leurs prédécesseurs. Certes, Rabat attribue aujourd’hui la destitution, il y a près d’un an, du sultan du Maroc, à des actions des princes berbères et surtout du Glaoui, le pacha de Marrakech. En réalité, la position du sultan aurait été inattaquable si, dès le départ, la Résidence générale avait déclaré qu’elle n’avait nullement l’intention de la remettre en question. D’autre part, Tunis a subi pendant un an et demi, jusqu’en septembre 1953, la tyrannie d’un bureaucrate borné, manipulé de surcroît par la mafia corse qui s’entend à mener la colonie française de la façon la plus malencontreuse.
En Tunisie comme au Maroc le temps est révolu où l’on pouvait encore espérer quelque peu venir à bout du mouvement terroriste par des mesures policières. La mise à l’écart des meneurs nationalistes responsables, leur bannissement et leur arrestation ne pouvaient avoir comme conséquence que l’exacerbation des forces extrémistes. Rabat et Tunis affirment qu’elles ne représentent qu’une petite minorité. C’est peut-être exact, mais tous les mouvements révolutionnaires ont été dirigés par des minorités, qui ont fini par entraîner la masse passive. Nous en trouvons des exemples classiques dans la période entre 1789 et 1792, comme ne manquent d’ailleurs jamais de l’indiquer avec insistance les dirigeants arabes.
L’observateur profane, qui a été impressionné par l’œuvre colonisatrice des Français (en particulier au Maroc) et qui a vu le travail exceptionnel accompli par une couche obstinée et laborieuse, a du mal à admettre les excuses faciles qui visent à cacher le cœur du problème. Toute tentative de réforme au Maroc et en Tunisie est vouée à l’échec tant qu’elle ne s’orientera pas sur les forces réelles des deux pays, c’est-à-dire le parti de l’Istiqlal au Maroc et le Destur en Tunisie.
Aujourd’hui, les revendications des principaux dirigeants des deux partis nationalistes sont encore relativement limitées, même s’il devient chaque jour plus difficile de faire la différence entre les terroristes et les responsables nationalistes. Les dirigeants nationalistes eux aussi sont conscients du grand danger que renferme l’explosion du terrorisme. Une vague anarchiste est en train de déferler à une vitesse vertigineuse. Si on inculque à des centaines de jeunes gens que tuer par derrière représente un acte héroïque, il faut s’attendre à de graves bouleversements dans l’ensemble de la société. Incessamment, les apprentis sorciers seront impuissants face à leurs propres créatures.
Ainsi, les Français se trouvent dans une situation extrêmement difficile. Ils ne pourront conserver leur sphère d’influence en Afrique du Nord qu’à condition de trouver un terrain d’entente avec les nationalistes et de les impliquer de manière décisive dans l’organisation future du pays. Étant donné qu’ils doivent lutter en même temps contre le terrorisme, une audace certaine s’impose sur le plan diplomatique. En outre, toute tentative visant à faire des concessions sérieuses sera sensiblement contrariée par les organisations extrémistes des colons français, fortes de leurs influences clandestines à Paris. Ce troisième facteur, à savoir les Français installés en Tunisie et au Maroc, constitue donc de loin le problème le plus important.
L’organisation terroriste des Français en Tunisie – les premiers signes d’une évolution similaire sont désormais perceptibles au Maroc – empêche toute solution pacifique du problème au même titre que le terrorisme arabe.
Au Maroc, la réforme devra obligatoirement commencer par le départ, sans tambour ni trompette, du sultan fantôme mis en place l’année dernière et par le fait, pour l’administration française, de ne plus trop miser sur la carte des Berbères, que l’on pouvait jouer jusqu’à présent contre les Arabes. Cette stratégie est épuisée.
En Tunisie, seuls les dirigeants du Destur seraient en mesure, en tant que ministres responsables, de rétablir l’ordre. Dans les deux protectorats cela signifierait que la France devrait renoncer à de nombreuses positions qu’elle tient encore péniblement aujourd’hui, mais que l’influence française pourrait malgré tout être maintenue à long terme dans les deux pays.
À l’inverse, il ne reste que la dictature pure et dure. À courte échéance, elle peut maintenir l’ossature extérieure de l’administration, à longue échéance elle devient insensée, car le développement pacifique et le travail des colons s’avéreraient impossibles. Les signes préoccupants d’un exode massif des Français de Tunisie en sont déjà une illustration et une mise en garde sérieuses. Il s’agit donc de savoir si, dans les années à venir, le Maroc et la Tunisie vont devenir une deuxième Indochine. Il y a encore moyen de l’éviter, mais grand est le danger et dérisoire le courage de regarder en face les problèmes dans toute leur violence presque élémentaire.
Par Giselher Wirsing