La « petite guerre » africaine, entre conquête, contre-guérilla et contre-insurrection (1880-1900)

Durant le dernier tiers du XIXe siècle, les Européens partent à la conquête du monde en s’intéressant plus particulièrement à l’Afrique, continent inconnu et encore inexploré. Pour les Français, le processus s’inscrit initialement dans une dimension coloniale consistant à doter l’Algérie de l’hinterland le plus vaste possible. En mai 1890, dans un texte fameux appelé le « discours de la perpendiculaire », Eugène Étienne, le chef du « Parti colonial », établit les contours rêvés de ce nouvel ensemble impérial. Projetant d’englober dans un même périmètre tous les pays situés à l’ouest de la Tunisie, du lac Tchad et du Congo, il entrevoit déjà l’achèvement de la conquête de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest dont le projet a été initié dix années auparavant.
Orchestré simultanément depuis l’Algérie, le Sénégal et les comptoirs du golfe de Guinée dès le début des années 1880, le processus de domination s’étale en effet sur à peu près 20 années au cours desquelles les principaux ennemis des Français s’incarnent dans les figures du Toucouleur Ahmadou et de Samory. À partir de 1890, les tentatives de paix ou de trêves laissent la place à des combats si réguliers qu’il est possible de parler de guerre 1. Pour autant, compte tenu de la modalité des combats et des forces engagées côté français, il ne s’agit que d’une « petite guerre » que l’on qualifierait aujourd’hui volontiers de « guerre de basse intensité ». Sur un plan opératif, elle emprunte aux tactiques de l’insurrection et de la contre-insurrection quand ce n’est pas tout simplement à la guerre de guérilla. En fait, eu égard au dénuement des premières colonnes soudanaises et à la part d’initiative laissée aux officiers, la « petite guerre » africaine de la fin du XIXe siècle se développe au croisement des traditions guerrières de l’Afrique de l’Ouest qui privilégient la masse des soldats au détriment de la technique tout en étant de plus en plus investies par la science (des armes, de la fortification) apportée de l’Occident. Quant à Samory et Ahmadou, ils ne sont que très rarement considérés comme des insurgés, l’un étant perçu comme un grand guerrier, l’autre comme un chef politique.
L’expansion française en Afrique
L’expansion saharienne et nigérienne
Dès sa genèse, le projet de la conquête de la boucle du Niger procède de la volonté des « Algériens » (colonialistes d’Algérie) d’élargir leurarrière-paysmoins sur la base d’une conquête territoriale que sur celle d’un programme de spéculation commerciale. Les entreprises initiales entrevoient en effet une union entre « l’Afrique blanche » – autrement dit l’Algérie – et l’Afrique noire qui serait matérialisée par la construction d’une voie ferrée passant par la mythique Tombouctou. Ce transsaharien trouverait son complément africain dans une voie transnigérienne tournée vers le Sénégal. Le massacre de la mission Flatters (1881) ayant pour un temps sonné le glas des expéditions sahariennes, la découverte du Niger s’opère par le Sénégal où le souvenir de Faidherbe – l’un des premiers penseurs d’un Empire français en Afrique – est toujours vivace. À partir de 1880, sous l’égide du gouverneur Brière de l’Isle, quelques officiers des troupes de marine (infanterie et artillerie) sont envoyés en mission de reconnaissance vers le haut Sénégal afin de déterminer quel serait le point de jonction ferroviaire entre le Sénégal et le Niger.
C’est le temps des explorations géographiques de l’Afrique qui passionnent l’opinion publique. Mais très vite, sur le terrain, les officiers constatent que les chefs du haut-Niger – connus sous des titres divers de roi, rak, damel, tunka, faama, almamy – se montrent très soucieux de marquer leur autorité et refusent bien souvent le passage aux explorateurs. L’expérience douloureuse de Gallieni, enfermé pendant plusieurs mois à Nango par le chef toucouleur de Ségou, suffit à convaincre les états-majors de la nécessité d’organiser une progression plus pragmatique et plus systématique 2. Autrement dit, à la simple exploration géographique succède l’expédition militaire qui prévoit une installation le long du Niger où se trouvent les empires d’Ahmadou et de Samory.
Les empires africains d’Ahmadou et de Samory
Ahmadou (1833-1898) est l’un des héritiers d’El-Hadj Omar, conquérant toucouleur qui, sur fond de réformisme musulman africain, a dominé la vallée du Sénégal et une partie du haut-Niger de 1855 à 1864. Dirigeant l’empire dès 1862 depuis Ségou sur le Niger, Ahmadou est cependant très vite contraint de partager le pouvoir avec ses frères (Moctar et Aguibou) et cousins (Tidjani au Macina) tandis que les Français lui imposent dès 1880 un protectorat qui contribue à l’affaiblir davantage. Ses possessions étant éclatées en trois tronçons – Nioro dans le Kaarta, Ségou sur le Niger et Dinguiray dans la région du haut-Niger – Ahmadou est perçu comme le « Jugurtha du Soudan » 3 et impressionne de moins en moins les Français qui assistent, plus au sud, à la naissance de l’empire de Samory, le futur « Napoléon des Savanes » 4. Né entre 1830 et 1835 sur les bords du Milo, ce dernier est le fils de Laafila Touré, Malinké de la région du haut- Niger, agriculteur animiste. À l’âge adulte, Samory s’attache à une caravane et apprend le métier de dyula, c’est-à-dire de commerçant ambulant, au sein d’une corporation qui professe un islam modéré.
En 1853, sa vie bascule quand sa mère est capturée par les Cissés, dans la région de Kankan. La légende retient qu’il se fait esclave à sa place et se voit contraint d’apprendre l’art de la guerre 5. Progressant rapidement dans la maîtrise des armes, Samory s’établit à son compte à Sanankoro sur le haut-Niger et se fait reconnaître kélétigui (chef de guerre) à 30 ans. Courageux, apte au combat, n’hésitant pas à payer de sa personne, il s’impose d’autant mieux auprès de ses sofas – guerriers régulièrement enrégimentés – qu’il appuie son recrutement sur une répartition des prises (captifs et matériels) jugée suffisante et équitable. Il affirme sa puissance dans la région du Ouassoulou, en la symbolisant d’abord en 1873 par le titre politique de faamade Bissandougou, avant de lui donner une orientation plus religieuse et plus impériale avec celui d’almamy 6 en 1884, date à laquelle son empire couvre une surface de 400 000 km2 entre les sources du Sassandra au sud et les frontières des Toucouleurs au nord. Fort d’une troupe estimée à 15 000 sofas, bénéficiant de ce fait d’une incontestable supériorité numérique, il ne peut que se heurter aux Français qui, eux aussi et pour de semblables raisons commerciales, projettent de s’installer sur le Niger.
Tactique des colonnes soudanaises
Le 6 septembre 1880, le ministre de la Marine, l’amiral Jauréguiberry 7, place la région située entre le haut-Sénégal et le haut-Niger – appelée le « Haut-Fleuve » – sous tutelle militaire, libérant ainsi les officiers de la direction politique installée à Saint-Louis. Son objectif consiste autant à accélérer le processus de conquête que de concentrer les pouvoirs militaires et civils dans les mains des officiers afin de leur accorder une large marge de manœuvre. Il cherche aussi à trouver des hommes volontaires capables de ne pas s’effrayer des ravages de la fièvre jaune. C’est ainsi qu’il nomme le chef de bataillon Gustave Borgnis-Desbordes commandant du « Haut-Fleuve » 8. Cet artilleur de marine, ancien polytechnicien, met en place les premières colonnes soudanaises caractérisées par des équipes constituées d’un personnel de topographes, de télégraphistes, d’ouvriers et de tirailleurs, le tout ne dépassant jamais 300 hommes.
Dans un premier temps, il s’agit de jalonner la « ligne », en l’occurence le haut-Sénégal, puis le Niger avec des postes censés assurer le soutien logistique des futures colonnes. Or, si l’essentiel de la mission consiste à mettre en place les infrastructures avant de se lancer en direction de Bamako vers le nord, rien n’interdit au chef de l’expédition d’entreprendre des reconnaissances vers le sud. Prenant prétexte de l’attaque d’un village protégé des Français, Kéniéra, Borgnis-Desbordes en profite donc pour s’exercer à la « petite guerre » face à Samory, celle-ci se caractérisant avant tout par des combats relevant plus de l’escarmouche que de la guérilla. La première rencontre a lieu en février 1882. Borgnis-Desbordes dispose d’une colonne composée de quelques centaines d’hommes (200 hommes dont 50 Européens) face aux 4 000 sofas de Samory, mais la disparité des forces engagées est largement compensée par l’armement. Tant en métropole qu’aux colonies, la réflexion sur l’emploi de l’artillerie en colonne a progressé depuis 1870 et Borgnis-Desbordes s’est d’ailleurs lui-même signalé par un article concluant à la nécessité de ne négliger « aucun des avantages que peut procurer un armement supérieur » 9. C’est pourquoi, laissant le fort de Kita aux mains de plus de 250 hommes, fonçant tête baissée dans une région inconnue, il sait qu’il peut compter sur les quatre pièces de montagne emmenées avec lui. Il inaugure ainsi une tactique soudanaise destinée à se pérenniser 10.
La « petite guerre » africaine
L’embuscade et la surprise
La tactique des « Soudanais » illustre véritablement la capacité d’adaptation des officiers coloniaux aux conditions locales tout en montrant la faiblesse de la stratégie initiale d’expansion coloniale. Le vote des budgets, les changements ministériels parisiens influent très directement sur les officiers qui n’ont pas, autant qu’on l’a dit, la « bride sur le cou ». Dans une dépendance absolue de Paris ou de Saint-Louis pour l’obtention des crédits de fonctionnement, des autorisations de voyages au départ de la métropole ou de la signature des décrets d’application tout en ne disposant d’aucun texte réglementaire fixant les modalités de l’engagement 11, ils sont en réalité le plus souvent tenus de faire preuve d’initiative.
Sur le terrain, faute d’un soutien constant du pouvoir politique velléitaire ou simplement instable 12, faute également de pouvoir entreprendre une guerre dans la longue durée puisque les campagnes sont systématiquement interrompues par l’hivernage 13, les officiers recourent à la « petite guerre » ou guerre de guérilla qui n’est autre qu’une guerre d’embuscades – éventuellement conçue comme une guerre d’avant-postes – inspirée de celle que pratiquent les sofas de Samory. Dans la plupart des cas, il s’agit de surprendre l’adversaire dans ce que les officiers prennent l’habitude de qualifier de « surprise » 14. Celle-ci est souvent précédée d’une reconnaissance effectuée par un petit détachement de spahis ou, à défaut, par des éclaireurs locaux dont on s’assure la loyauté en les recrutant dans les villages voisins sur la base de l’adage « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». L’intervention, quant à elle, privilégie en général une formation de combat parfaitement structurée – la formation en carré, simple ou double – par série de groupes compacts de 20 à 30 hommes, où les tirailleurs doivent charger baïonnette au canon ou tirer sur ordre de façon à ne pas céder à la panique tout en économisant les munitions 15. Dans le cadre de la « petite guerre », le combat rapproché est rare et toujours considéré comme l’ultima ratio, les officiers se servant de leurs connaissances techniques pour privilégier d’autres tactiques.
Le blocus et la guerre de siège
Faute de disposer de soldats en nombre suffisant, les troupes blanches répugnent initialement à la guerre de siège tout en prenant acte de son rôle dans la guerre intra-africaine. Loin de l’image d’Épinal de villages africains constitués de huttes de paille, l’Afrique de l’Ouest est alors couverte de grandes cités fortifiées appelées les tata 16. Si elles n’ont certes rien à voir avec les places fortes européennes, elles servent tout de même de point d’ancrage politique et militaire aux principaux chefs africains17 et sont particulièrement nombreux dans la région de Kita, c’est-à-dire entre le Sénégal et le Niger, espace convoité par les Toucouleurs, Samory et bientôt les Français. Appelées indifféremment forts, villages fortifiés ou tata – le dionfoutou signalant en outre la présence d’un donjon – ces constructions en pisé ont alors vocation à protéger les habitants des villages des rezzous ou des captures d’esclaves mais les Toucouleurs s’en servent également comme d’une base à leur implantation militaire.
Eu égard à l’importance de ses troupes, Samory est l’un des premiers à organiser le siège systématique de ces cités en utilisant toujours la même technique, à savoir la construction d’un camp militaire circulaire constitué par des redoutes fortifiées (les sanyé). En réalité, ses blocus sont souvent assez lâches et imparfaits et ne lui permettent pas toujours d’ailleurs d’en tirer le meilleur parti 18. Cette guerre de siège intéresse aussitôt les « Soudanais » qui sont, pour l’essentiel, des artilleurs de marine. À ce titre, ils ont reçu à Polytechnique une double formation d’artilleur et d’officier du génie qui fait d’eux des spécialistes à la fois de l’artillerie et de la construction des forts et fortins. Ils trouvent aussi depuis le début des années 1870 à se documenter sur la guerre de siège dans les revues d’armes spécialisées 19. Face à la pénurie de leur moyens en hommes – lesquels, de surcroît, périssent de la fièvre jaune ou du choléra – ils ne répugnent pas longtemps à utiliser les « attaques de vive force » pour réduire les constructions en pisé de leurs adversaires 20. Une fois les fameux tata détruits, les « Soudanais » installent leur propre dispositif sur les décombres des précédentes cités (Kita, Nafadié, Sikasso, Kong) de façon à conserver, par la fortification, la supériorité qu’ils avaient par l’armement et l’emploi du feu.
La fortification ou le maillage du territoire
Il ne s’agit pas là cependant de techniques de guerre spécifiquement africaines. Elles correspondent, en réalité, à une évolution plus globale des combats qui ont déjà été théorisés pour le théâtre européen au XIXe siècle avant de s’appliquer en Afrique 21 tout en empruntant d’ailleurs parfois aux expériences du XVIIIe siècle 22. Tout en s’adaptant aux conditions locales, les officiers coloniaux amènent cependant en Afrique une technicité plus grande dans leurs modes de combat. Celle-ci se perçoit aisément dans l’emploi d’une artillerie lourde mais aussi dans les fortifications qui, après avoir été réalisées en pisé, sont de plus en plus souvent consolidées par de la pierre ou du ciment 23. C’est le cas par exemple de la garnison de Niagassola qui se transforme à partir de 1885 en « une fortification en pierre et à étages, type de bâtiment que Samory n’avait jamais vu » 24. Dans un espace souvent méconnu où l’emploi judicieux du terrain profite surtout à l’ennemi, la fortification ne poursuit cependant pas le même but qu’en métropole, où le système Séré de Rivières vise à créer une ceinture défensive. Délibérément offensif, le projet de construction des forts coloniaux a pour but essentiel d’ouvrir la route du Niger, la « rue du Soudan », et de contribuer au renforcement du maillage d’un territoire convoité mais encore partiellement occupé.
Conçu le long des grandes voies de circulation, il a pour objectif premier d’assurer une meilleure logistique aux futures colonnes chargées de conquérir les avant-postes, de limiter les effets de la supériorité numérique des forces africaines. Enfin, cette installation rend effective la présence française aux yeux des principaux concurrents, les populations africaines résistantes mais aussi les Anglais et Allemands 25. Symbolisé par le pavillon, le fort matérialise la présence française tout en historicisant le processus de conquête (1879 : Bafoulabé ; 1881 : Kita ; 1883 : Bamako ; 1885 : Niagassola ; 1888 : Siguiri ; 1891 : Ségou et Sansanding, mais aussi Kankan ; 1893 : Djenné ; 1894 : Tombouctou ; etc.). Il autorise en définitive la puissance coloniale à revendiquer telle ou telle partie de territoire alentour tout en permettant in fine de percevoir la résistance africaine comme un processus insurrectionnel.
La lutte des Africains, résistance ou insurrection ?
Les enjeux de définition géographique
Le processus de dénomination géographique ne précède pas la conquête. Il lui est consubstantiel, si bien que la définition du mot « Soudan » – procès éminemment politique – fonctionne comme un marqueur de domination. Aux alentours de 1883, quand les premiers contours du Soudan commencent à se dessiner, le terme désigne simplement la région comprise entre Bakel et le Niger, c’est-à-dire tout le haut- Sénégal. L’expression est encore toute imprégnée des discours et projets du milieu du XIXe siècle, qui prévoyaient de réunir d’un seul tenant le Sénégal et la Guinée et en intégrant une partie du « Soudan occidental », où se trouvait la région du Bouré réputée pour son or 26. Les projets d’exploration puis de conquête liés au transsaharien donnent une autonomie au Soudan en élargissant ses contours par une ouverture plus grande vers l’intérieur de l’Afrique. Avec Borgnis-Desbordes à partir de 1885, le Soudan déborde largement sur le Niger, qui devient la limite orientale à atteindre puis, après une période d’inaction coloniale – consécutive à la critique de « Ferry le Tonkinois » – le processus de définition reprend une orientation très nettement extensive au début des années 1890. À cette date, sur la base des missions réalisées – celle de Binger notamment 27 – et eu égard aux négociations européennes sur le partage de l’Afrique, l’idée que le Soudan correspond à l’ensemble de la boucle du Niger s’impose dans l’esprit des principaux colonialistes 28. Par l’utilisation du vocable « Soudan français », on assiste bien à l’émergence d’une construction géographique qui délimite clairement l’espace convoité dans un cadre nigérien tout en l’inscrivant déjà dans la sphère d’influence des Français. Dans les débats contemporains, les principaux colonialistes n’évoquent guère Samory, si ce n’est pour considérer qu’il finira par se rallier aux Français en acceptant un protectorat, de gré ou de force.
Résistance et politique de la « terre brûlée »
Or, après avoir traité plusieurs fois avec les Français sur la base de la reconnaissance d’aires d’influence respectives, Samory finit par refuser de se plier à leurs exigences, d’autant que la pression coloniale se fait de plus en plus forte. En conséquence, à partir de la fin du l’année 1890, le fils spirituel de Borgnis-Desbordes, le colonel Archinard, entreprend de réduire les Toucouleurs avant de s’occuper de l’almamy. En moins de deux ans (1890 et 1891), l’action exercée par le colonel Archinard et son adjoint Combes aboutit au démantèlement de l’empire toucouleur tandis que commence une lutte active contre Samory, jugé coupable d’avoir fait alliance avec Ahmadou.
Quoique réduite, la colonne Combes arrive même à empêcher Samory d’établir le contact avec la Sierra Leone britannique où l’almamy pense pouvoir se ravitailler en armes 29. Du coup, coincé au nord et au sud-est, le grand chef noir se voit contraint de quitter la région du haut-Niger. Il entreprend alors un immense exode vers l’est, où les Blancs ne se sont encore qu’à peine aventurés. Loin de ses terres, entrant dans des régions où il n’est pas nécessairement le bienvenu, Samory est contraint de modifier sa tactique en pratiquant une guérilla systématique, doublée de la pratique de la razzia des esclaves et de la politique de la terre brûlée. Celle-ci a autant pour fonction de lui permettre de se ravitailler que d’empêcher les Français de le suivre dans la boucle du Niger car, avec l’allongement des distances, les colonnes ne peuvent le suivre au risque de ne pouvoir être ravitaillées. Entre-temps cependant, le processus de définition géographique s’achève avec l’idée que la boucle du Niger appartient désormais en grande partie aux Français. Il permet de considérer que Samory n’exerce pas une résistance mais se trouve dans une situation insurrectionnelle.
La construction de la figure de l’insurgé
Au milieu de l’année 1894, Samory s’installe au Kénédougou, c’est-à-dire au sud des États de Babemba et de sa forteresse de Sikasso protégée des Français, réorganisant son empire autour de la vallée de la Sassandra et de la grande ville de Kong dans des régions encore partiellement inconnues des Français. Cependant, dans la mesure où au même moment les Français entreprennent de lier le Soudan à la Côte d’Ivoire en un seul tenant, ils en viennent à considérer que Samory est désormais sur leurs terres et que toute opposition relève de l’insurrection. Ce ne sont pas les militaires qui tiennent ces positions, car globalement tous conçoivent une certaine estime pour celui qu’ils regardent comme un grand chef de guerre. La figure de l’insurgé est davantage une construction intellectuelle des colonialistes, en particulier de ceux de métropole qui, en étant très loin des événements, ne saisissent que l’écume des évolutions africaines 30.
Au demeurant, cette image finit par se confondre avec celle du résistant ou du révolté sans qu’il y ait de nuances apportées, sauf dans le cadre politique où il est toujours préférable de faire passer une expédition pour une « opération de police et non de conquête » 31. On justifie les interventions en défendant le principe de protection des villages attaqués par Samory. À partir de 1896, les affrontements se faisant plus fréquents et plus violents, les autorités politiques prennent la décision d’en finir avec Samory et renforcent singulièrement les colonnes de façon à pouvoir le circonscrire 32. Les opérations menées tout au long de l’année 1898 aboutissent à la surprise de Guélémou le 29 septembre 1898, c’est-à-dire à la capture de Samory et sa troupe de 50 000 personnes, sans aucune effusion de sang, par la petite équipe du capitaine Gouraud qui dispose alors de moins de 300 hommes 33.
Durant près de 20 ans, la lutte contre Samory, Ahmadou ou tous les autres grands chefs de guerre africains ne relève pas stricto sensu de la lutte contre-insurrectionnelle. La plupart du temps, il s’agit d’une simple conquête. Une fois celle-ci achevée, il arrive dans certains cas qu’il y ait des mouvements d’opposition aussitôt qualifiés d’insurrection comme c’est le cas en Sierra Leone britannique en 1898. Mais avant 1900, le vocable d’insurrection ne s’applique guère à l’Afrique, les premières grandes luttes insurrectionnelles étant celles des Herreros face aux Allemands en 1904 ou celles des Malgaches à partir de 1905. Globalement, la guerre africaine se caractérise par un immense décalage entre les effectifs africains, toujours très nombreux mais mal outillés et peu organisés, et des troupes européennes dont le nombre se réduit de plus en plus pour être remplacées – dans des proportions toujours modestes – par des tirailleurs de la zone sahélo-sénégalienne qui disposent d’une supériorité technique sans cesse croissante. Du fait des disproportions numériques, la guerre africaine emprunte cependant dans sa tactique toutes les méthodes de la guerre insurrectionnelle, à l’exception peut-être de la recherche de renseignements « militaires » (au sens moderne du terme) qui n’en est encore qu’à ses balbutiements, encore que la « connaissance du milieu » reste une priorité pour les commandants des colonnes.
Notes
1 Frémeaux (Jacques), De quoi fut fait l’empire, les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS éditions, 2011.
2 Gallieni (capitaine), Mission d’exploration au Haut-Niger. Voyage au Soudan français : 1879-1881, Paris, Hachette, 1885.
3 Valbert (G. pseudonyme de Victor Cherbuliez), « Le Sultan Ahmadou et la Campagne du colonel Archinard dans le Soudan français », Revue des deux mondes, 1er décembre 1890, tome CII, p. 673-686, p. 685.
4 Samory ou Samori. Aucun travail sur lui ne saurait être entrepris sans le recours à l’immense thèse d’Yves Person, Samori, une révolution dyula, Dakar, thèse IFAN, 1968. Sur les opération ménées contre Samory et sur sa capture voir au Service historique de la Défense (archives « Guerre ») : SHD/GR, 5 H 1 et 5 H 192.
5 Si on suit les travaux d’Yves Person, la tradition des esclaves guerriers proviendrait moins de la traite négrière que de la révolution dyula – c’est-à-dire le passage d’une société dirigée par des animistes à une société dirigée par des dyulas musulmans.
6 Corruption de Emir al Muminim qui signifie « empereur des croyants ». Georges Paroisse estime que le terme désigne celui qui est l’héritier de l’ancien conseil des 13 des Peulh. À ce titre, il cumule l’autorité politique et religieuse. Georges Paroisse, « L’Islam dans la Guinée française », Revue de l’Islam, octobre 1896, no 12, p. 177-196.
7 Colonialiste convaincu, l’amiral Jean-Bernard Jauréguiberry (1815-1887) mène une carrière d’officier de la marine avant de devenir député des Basses-Pyrénées (1871) puis sénateur inamovible en décembre 1879. Sa position lui assure la maîtrise d’un levier indispensable au renouveau de l’expansion coloniale. Il est nommé ministre de la Marine en 1879-1880 puis en 1882 et 1883. Voir Francis Perrot, « L’uniforme et la toge. Les officiers élus à l’Assemblée nationale (1871-1875) », Parlement(s), Revue d’histoire politique, 2011/2, no 16, p. 49-60.
8 Gustave Borgnis-Desbordes(1839-1900). Récit de ses campagnes soudanaises sous le titre « Pénétration au Soudan » dans la Revue maritime et coloniale de 1881 (de juillet à décembre) et 1882. Voir également au Service historique de la Défense, son dossier de carrière : SHD/GR, 11 Yd 22.
9 Guérin (capitaine E.), « De la place de l’artillerie dans les colonnes pendant les marches offensives », Revue d’artillerie, février 1875, volume 5, p. 400-426 et surtout de Gustave Borgnis-Desbordes lui-même : « De l’emploi du fusil à répétition dans la marine », Revue maritime et coloniale, juillet 1876, t. L, p. 115-129. Un manuel de l’artillerie de marine paraît l’année suivante.
10 Il sert de modèle à ses successeurs Combes, Boilève, Frey, mais surtout Archinard. On les appelle de façon générique les « Soudanais ». Gallieni a été lui aussi un « Soudanais », mais il cherche rapidement à se démarquer de ce groupe au fur et à mesure que l’on critique ses méthodes.
11 Voir à ce sujet le très instructif livre d’Étienne Péroz, La Tactique dans le Soudan. Quelques combats et épisodes de guerre remarquables, Paris, Baudoin, 1890.
12 En moyenne, six gouvernements par législature entre 1881 et 1890.
13 Période de juin à septembre. Frémeaux (Jacques), De quoi fut fait l’empire, op.cit., p. 13.
14 Surprise de Bir el-Gharama en février 1881 (massacre de mission Flatters) ; surprise du Ouevako en avril 1884 (Samory contre Borgnis-Desbordes) ; surprise du Fataka-Djingo en janvier 1886 entre Frey et Samory ; surprise de Fort-Faurax en septembre 1892 (colonne Dodds) ; surprise de Tombouctou en février 1894 qui entraîne le massacre de la colonne Bonnier face aux Touaregs ; surprise de Guélémou le 28 septembre 1898 (capture de Samory par le capitaine Gouraud).
15 La question des munitions est fondamentale car c’est elle qui assure la supériorité des Blancs sur les Noirs. Ces derniers ont en général un armement de moindre qualité mais surtout davantage de difficultés que les Blancs pour se ravitailler en munitions.
16 Les ouvrages ou articles de Binger donnent de nombreuses illustrations de tatas dont le plus fameux est celui de Sikasso. Binger (capitaine), « Du Niger au golfe de Guinée III », Le Tour du Monde, 1er semestre 1891, t. LXI, p. 33-48.
17 Voir notamment : Meillassoux (Claude), « Plans d’anciennes fortifications (Tata) en pays Malinké », Journal de la Société des Africanistes, 1966, t. 36, fasc. 1, p. 29-44. Nous le suivons ici pour la description de certains tatas.
18 Samory assiège Kéniéra pendant neuf mois. Il prend et pille la ville peu avant l’arrivée des Français. En revanche, il échoue devant la forteresse de Sikasso après un très long siège de 15 mois.
19 « La guerre de siège dans l’avenir », Revue militaire de l’étranger, 1er juin 1873, no 103, vol. 3, p. 344-346 ; « Les attaques de vive force dans la guerre de siège », Revue militaire de l’étranger, 3 articles successifs entre mars et avril 1884.
20 « Ouverture des brèches dans les fortifications en pisé », Revue militaire de l’étranger, 15 mai 1885, no 622, vol. 27, p. 555-563.
21 Roguet (Christophe Michel), L’officier d’infanterie en campagne ou application de la fortification à la petite guerre, Paris, Dumaine, 1856 et général Faidherbe, Le Sénégal, La France dans l’Afrique occidentale, Paris, Hachette, 1889.
22 Picaut-Monnerat (Sandrine), La Petite guerre au XVIIIe siècle, Paris, Économica, 2010. Voir également le compte rendu de Jean-Pierre Bois dans la Revue historique des armées, 2011, no 263, p. 136.
23 Les premiers articles spécialisés faisant mention de l’utilisation du ciment par des officiers du génie (en France) datent de 1887.
24 Person (Yves), Samori, une révolution dyula, op.cit., p. 673
25 L’auteur est probablement Borgnis-Desbordes lui-même, « La Campagne de 1881-1882 dans le Soudan », La Nouvelle Revue, novembre 1882, t. XIX, p. 45-60.
26 Colin (docteur), « Le Soudan occidental », Revue maritime et coloniale, tome LXXVIII, juillet 1883, p. 5-32.
27 Binger (Louis-Gustave), Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi (1887-1889), Paris, Hachette, 1892.
28 Sevin-Desplaces (Louis), « Le Soudan français », Revue française de l’étranger et des colonies et Exploration, Gazette géographique, 15 février 1890, no 88, tome XI, p. 25-35. Avec Georges Demanche, Étienne Péroz, Gustave Binger, cet auteur est l’un des premiers colonialistes à évoquer le Soudan dans sa limite nigérienne.
29 Voir le récit qu’en fait Mangin, l’adjoint de Combes. Mangin (Charles), « Lettres du Soudan, septembre 1891- octobre 1894 », Revue des deux mondes, t. LVII, 1er juin 1930, p. 564-598, lettre du 27 septembre 1891, p. 569-571.
30 Léotard (Jacques), « Chroniques géographiques », Bulletin de la Société de géographie de Marseille, 3e trimestre 1897, tome XXI ; no 3, p. 286-320.
31 Anonyme, « Le Parlement », Le Petit Journal du 2 mars 1895, p. 2.
32 Lebon (André), La Politique de la France en Afrique, Paris, Plon-Nourrit, 1901, p. 83-84.
33 Andurain (Julie d’), La Capture de Samory, l’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest, Paris, SOTECA, 2012.
Pour citer cet article
Référence papier
Julie d’Andurain, « La « petite guerre » africaine, entre conquête, contre-guérilla et contre-insurrection (1880-1900) », Revue historique des armées, 268 | 2012, 23-31.
Référence électronique
Julie d’Andurain, « La « petite guerre » africaine, entre conquête, contre-guérilla et contre-insurrection (1880-1900) », Revue historique des armées [En ligne], 268 | 2012, mis en ligne le 28 août 2012, consulté le 22 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/rha/7506