C’est un petit homme frêle, à la barbe soignée, vêtu d’un sombre et long manteau qui monte à la tribune de la Société des Nations. D’un air sobre et solennel, le Négus d’Éthiopie Haïlé Sélassié 1er s’apprête à prononcer un discours historique. Dès les premiers mots de l’Empereur, les cris et les huées des fascistes italiens présents résonnent dans la vaste pièce. L’atmosphère est si tendue dans la salle de conférence que la décision est prise d’éteindre les lumières pour quelques instants afin de calmer les esprits. L’empire éthiopien vient de vivre une tragédie, le seul pays ayant résisté au « Scramble for Africa », la ruée vers l’Afrique du XIXème siècle, vient d’être envahi par l’Italie de Mussolini.
Le spectre de la bataille d’Adoua
Ce 30 juin 1936, c’est un empereur en exil qui s’adresse à la communauté internationale. L’Italie fasciste de Mussolini vient de se venger de la défaite d’Adoua du 1er mars 1896. Lors de la première guerre italo-éthiopienne, entre 1885 et 1896, les armées italiennes avaient été décimées par les troupes du Négus Ménélik II, mettant ainsi un coup d’arrêt aux velléités d’expansion coloniale du royaume italien. Repoussés hors du territoire éthiopien, les Italiens s’étaient contentés d’occuper et coloniser l’Érythrée et la Somalie italienne.
L’empire abyssin et le royaume d’Italie développent cependant des relations diplomatiques dans la première moitié du XXème siècle. De multiples traités sont signés, notamment le traité de paix et d’amitié de 1928 prévu pour une durée de vingt ans… qui n’en durera que six.
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En décembre 1934, plusieurs accrochages entre l’armée éthiopienne et l’armée coloniale italienne ont lieu à Welwel, une oasis fortifiée occupée par l’armée coloniale italienne, située dans le désert de l’Ogaden en territoire éthiopien. L’Italie et l’Éthiopie étant toutes deux membres de la Société des nations, Haïlé Sélassié tente de régler pacifiquement ce conflit en passant par l’instance supra-nationale… Celle-ci se contente de renvoyer les deux protagonistes dos à dos malgré l’existence de multiples traités de non-agression. L’incident du Welwel marque les prémices de la future invasion de l’Empire d’Éthiopie.
« Dès le début du conflit, le gouvernement éthiopien a demandé un règlement par des moyens pacifiques ». Toujours dans un souci d’apaisement, le Négus annonce le 25 septembre 1935 que ses troupes sont placées à 30 kilomètres de la frontière pour éviter tout affrontement. Rien n’y fera. Mussolini ordonne le 3 octobre 1935 à ses troupes stationnées dans la colonie érythréenne d’entrer en Éthiopie.
Retrouvez ci-dessus une courte vidéo témoignant de la tension dans la salle de Conférence lors de la prise de parole de l’Empereur Haïlé Sélassié
Un Empereur en exil s’adresse au monde
« C’est pour défendre un peuple qui lutte pour son indépendance millénaire que le chef de l’Empire d’Éthiopie est venu à Genève pour remplir ce devoir suprême, après avoir lui-même combattu à la tête de ses armées. » Contrairement à la tradition impériale, Haïlé Sélassié ne choisit pas de mener ses troupes au combat jusqu’à sa propre mort sur le champ de bataille. L’hésitation est grande après sa retraite dans la ville de Gore, capitale provisoire. Doit-il rester en Éthiopie pour continuer la guerre bien que son armée ait subi une déroute sans précédent, ou doit-il s’exiler afin de faire entendre la voix de son peuple à la communauté internationale ? Alors que « les patriotes », une résistance populaire, se forme, le 1er mai 1936 le Conseil de la Couronne préconise l’exil du Négus à Londres viaDjibouti afin de porter la lutte sur le terrain diplomatique.
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En s’adressant à la tribune de la Société des Nations, Haïlé Sélassié se fait le porte-parole de son peuple qui vient de connaître une agression et une invasion d’une rare violence. « Je suis venu en personne, témoin du crime commis à l’encontre de mon peuple, afin de donner à l’Europe un avertissement face au destin qui l’attend si elle s’incline aujourd’hui devant les actes accomplis ». Cette guerre d’invasion coloniale en Afrique menée par l’Italie de Mussolini a été minutieusement préparée, tant sur le plan militaire que sur celui de la tromperie diplomatique. En plus de la dénonciation de l’invasion de son pays, le Négus en s’exprimant à la tribune de la SDN, vient mettre en garde l’Europe contre les événements qui l’agiteront bientôt. L’invasion de l’Éthiopie par les forces fascistes italiennes a en outre donné lieu à des massacres et des gazages massifs des populations civiles.
Néanmoins, sa venue dans l’enceinte de la SDN, créée à l’issue de la Grande Guerre pour préserver la paix mondiale, est un échec pour cette institution. En effet, le conflit entre l’Italie et l’Éthiopie couvait depuis le début des années trente, et la Société des Nations s’était montrée incapable d’empêcher l’escalade militaire.
Un discours remarqué, mais qui n’empêche pas l’impérialisme italien
Lorsqu’il arrive dans le hall de la Société des Nations, Hailé Sélassié est introduit par le président de l’Assemblée comme « Sa Majesté impériale, l’empereur d’Ethiopie ». Cette présentation provoque de nombreux sifflets des journalistes italiens présents dans la galerie, qui en avaient été munis par Galeazzo Ciano, le gendre de Mussolini pour cette mise en scène.
S’il avait initialement opté pour le français, alors lingua franca de la majorité des membres de la SdN, le souverain éthiopien choisit au dernier moment de prononcer son discours en amharique. La traduction n’arrive qu’une demi-heure après.
L’appel du 30 juin 1936 a pour but premier de demander l’aide de la SdN envers le peuple éthiopien. C’est d’ailleurs ainsi que Hailé Sélassié ouvre son discours.
Durant toute son allocution, le negus proclame la légitimité de sa demande en vertu de la violation par l’Italie de la Convention annexée au Traité de Versailles qui institue la Société des Nations: « Le Conseil et l’Assemblée ont unanimement adopté la conclusion selon laquelle le gouvernement italien a violé la Convention. »
Il dénonce l’illégalité de l’agression italienne au regard du droit international, mais aussi les méthodes. Il signale en particulier l’utilisation de gaz moutarde par l’armée italienne, non seulement à l’encontre des soldats, mais aussi des civils. Par exemple, lors de la bataille de Mai Ceu, on compte plus de 11 000 soldats éthiopiens qui meurent des suites de l’utilisation de gaz toxiques par les troupes italiennes et érythréennes. Le negus détaille l’horreur de ces pratiques.
Il rappelle aux cinquante-deux membres de la SdN les promesses de soutien qui lui ont été faites et dénonce leur inaction. Il leur reproche la non-application de l’article 16, paragraphe 1, du Covenant selon lequel tout acte d’agression contre un État doit être considéré comme une agression envers tous, et le paragraphe 3 du même article, selon lequel il doit bénéficier d’une assistance financière, que l’Ethiopie n’a pas reçue.
Il remet ensuite en cause, en cas d’absence de mesures mises en œuvre en faveur de l’Ethiopie, le principe de sécurité collective et l’existence même de la Société des Nations. Il met en doute la valeur réelle des traités dans la mesure où ils peuvent ainsi être violés sans que la communauté internationale ne réagisse. Il se place aussi comme le défenseur des « petits pays » menacés par des grandes puissance et évoque le danger que représente, pour l’ensemble d’entre elles, une absence de prise de décision en faveur de l’Ethiopie, étant donné qu’elle ne pourront plus avoir confiance en l’organisation pour assurer leur intégrité et leur indépendance. De plus, Hailé Sélassié accuse la SdN d’un traitement plus clément envers l’Italie mussolinienne. Il met ainsi en doute la neutralité de l’organisation, et prévient des risques d’une telle attitude, qui revient à accepter la primauté de la force sur le droit, et l’impossibilité de remettre en cause le fait accompli. L’absence de sanctions envers le pays qui entrave ouvertement les principes de la Société des Nations censés garantir la « sécurité collective » crée ainsi un précédent, qui pourra servir de justification aux futures violations des règles internationales. Cette déclaration résonne ainsi, à la lumière des évènements qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale, comme une mise en garde lucide contre les failles de la SdN.
La postérité du discours
Pour Paul Henze, l’impact de ce discours est dû à l’éloquence de Haile Selassie qui lui « valut les applaudissements de la salle et la sympathie du monde entier ». Pour Gontran de Juniac, « son discours fit sensation. »29. Malgré le « retentissement » de cet appel, il semble n’avoir eu aucun effet direct.
Ce discours a joué un grand rôle dans la construction de l’image d’Haïlé Selassie comme figure emblématique du mouvement rastafari. Pour les Rastafaris, il est considéré comme un dieu et un roi, en partie pour avoir tenu tête avec dignité à la presse du monde entier et aux représentants des plus puissants pays du monde, alors qu’il était encore le seul chef d’État noir en Afrique.
De retour sur le trône en 1941, le Négus conservera une stature internationale, notamment au travers de la création de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1963à Addis-Abeba, et du culte quasi-divin que le mouvement rastafari lui voue. Mais dans une société éthiopienne en pleine ébullition qu’il souhaite moderniser sans réformer, le Négus sera victime d’un coup d’État le 12 septembre 1974, commis par le Derg, une junte militaire. Il décédera le 27 août 1975 dans des conditions mystérieuses.