7 avril 1994 | Génocide rwandais: la honte du 20ème siècle

En 100 jours, 800 000 hommes, femmes et enfants ont été tués au vu et au su de tous. La haine est orchestrée de façon systématique.

Les massacres ont commencé en avril 1994. C’était au Rwanda…

LES RACINES DE LA HAINE

Au printemps 1994, entre 500 000 et 1 million de Tutsis et Hutus modérés ont été tués au Rwanda. Des militaires, des miliciens, mais aussi de simples citoyens d’origine hutue ont perpétré les massacres. Comment en est-on arrivé là?

Le Rwanda est un petit pays surpeuplé d’Afrique centrale. Environ 8 millions de personnes habitent un territoire 60 fois plus petit que le Québec. Depuis des siècles, deux groupes sociaux se partagent le territoire. Les Hutus, majoritaires, forment près de 85 % de la population, alors que l’ethnie tutsie en constitue 14 %.

Les Hutus et les Tutsis parlent la même langue et ont des références culturelles semblables. Bien que certaines tensions aient toujours existé, avant l’arrivée des colons européens, à la fin du 19e siècle, on rapporte une certaine mobilité sociale entre les deux groupes. L’appartenance hutue ou tutsie n’était pas, avant la colonisation, vécue comme constituante d’une identité.

REINVENTER L’HISTOIRE

Par une série de manipulations historiques, les colons allemands, puis belges, vont cristalliser les différences ethniques. Les Tutsis, venus d’Éthiopie ou d’Égypte, auraient, selon l’anthropologie de l’époque, des traits physiques plus nobles (taille haute, couleur de peau plus pâle et nez effilé). Cette imagerie calquée sur le schéma raciste européen sera repris par les élites tutsies locales.

Les Belges, qui arrivent au Rwanda à partir de 1916, considérant les Tutsis et Hutus comme deux groupes distincts, ont même produit des cartes d’identité classifiant la population selon son ethnie. La minorité tutsie, perçue comme supérieure aux Hutus, se voit accorder éducation et privilèges au sein du protectorat. Par réaction, une idéologie raciale hutue se profile. Les paysans hutus deviennent les « vrais » Rwandais, victimes de la domination étrangère.

REVOLTES ET INDEPENDANCE

Le ressentiment chez les Hutus explose en 1959. À la suite d’une série de révoltes, les Hutus s’emparent du pouvoir et tentent d’éliminer leurs anciens maîtres tutsis. Plusieurs Tutsis sont tués, et des centaines de milliers d’autres fuient vers les pays voisins. On estime que vers le milieu des années 60, la moitié de la population tutsie vit à l’extérieur du Rwanda.

Des affrontements entre les deux ethnies se succèdent. Le pays glisse vers la guerre civile lorsque le général hutu Juvenal Habyarimana prend le pouvoir en 1973. Une politique de quotas ethniques est alors mise en place. Tout au long des années 70 et 80, les Tutsis se voient exclus de la majorité des emplois dans la fonction publique.

Front patriotique rwandais

Pendant ce temps, en Ouganda, des milliers d’exilés Tutsis massés à la frontière rwandaise joignent les forces du Front patriotique rwandais (FPR). Le but de l’organisation est de renverser le général Habyarimana et de s’assurer le droit de rentrer au pays natal.

Les hostilités lancées en 1990 contre le parti de Habyarimana, le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), seront suspendues à la signature d’un traité de paix en août 1993. Un rapatriement des réfugiés tutsis et la formation d’un gouvernement d’unité nationale est au programme.

GENOCIDE ANNONCE

Le général canadien Roméo Dallaire est envoyé sur place aux commandes de 2500 Casques bleus pour sécuriser la paix. Ce qu’il constate, en quelques mois au pays, le convainc que la situation est encore explosive. Les tensions raciales sont extrêmes et sans cesse alimentées par la radio et la presse locales.

« La propagande anti-Tutsis incluait de plus en plus souvent et de plus en plus ouvertement des appels explicites aux massacres, des attaques verbales directes envers les Tutsis, des listes de noms d’ennemis à supprimer et des menaces envers les Hutus pouvant encore être associés avec les Tutsis. Loin d’être condamnées par Habyarimana ou son entourage, ces voix fanatiques étaient encouragées, moralement et financièrement, par de nombreux personnages aux plus hauts niveaux de la société hutue rwandaise, y compris par le gouvernement lui-même. »

Extrait du Rapport de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) sur le génocide au Rwanda

Le général Dallaire prévient ses supérieurs des Nations unies, à New York, qu’un génocide se prépare. Des armes sont entreposées, et prêtes à servir. Depuis 1991, le gouvernement rwandais, supporté financièrement et militairement par la France, entraîne et endoctrine des jeunes militants dans la haine des Tutsis. Ceux qu’on appelle les interahamwe (ceux qui attaquent) sont prêts.

L’ONU envoie des renforts, mais uniquement pour procéder à l’évacuation des ressortissants étrangers.

100 JOURS DE MASSACRES

L’assassinat du président Habyarimana est l’étincelle nécessaire pour lancer la série de massacres planifiée longuement d’avance. Le 6 avril 1994, l’avion qui transporte les présidents du Rwanda et du Burundi est abattu par deux roquettes près de l’aéroport de Kigali. Dans la nuit qui suit, plusieurs politiciens tutsis et hutus modérés devant former le prochain gouvernement de coalition sont éliminés.

Dès le lendemain, l’armée rwandaise et les miliciens interahamwe bloquent les rues de la capitale. Le génocide des Tutsis est lancé. La Radio-télévision libre des mille collines (RTLM), instrument des extrémistes hutus proches de l’ancien président Habyarimana, motive la population à se joindre aux milices. La population est encouragée à se débarrasser de tous les Tutsis sans distinction, qu’ils soient femmes, enfants ou vieillards.

« Un petit pays surpeuplé s’automutilait en détruisant son propre peuple, tandis que le monde le regardait faire et ne manifestait aucune volonté politique d’intervenir. J’ai encore en mémoire le jugement d’un groupe de bureaucrate venus “évaluer” la situation pendant les premières semaines du génocide : “Nous recommanderons à notre gouvernement de ne pas intervenir, car les risques sont élevés, et il n’y a ici que des êtres humains”, ont-ils conclu. » Extrait de J’ai serré la main du diable (Roméo Dallaire)

Lorsque 10 soldats belges des forces de paix sont tués, l’ONU décide de rapatrier ses troupes. Les radicaux hutus comprennent le message : le champ est libre pour mettre en action le plan d’« épuration ». Deux semaines après le début du carnage, le général Dallaire et les 250 Casques bleus laissés symboliquement en poste sont condamnés à n’être que les témoins impuissants de l’horreur.

En 13 semaines, près de 75 % de la population tutsie au Rwanda a été tuée. Au plus fort des massacres, chaque minute, cinq personnes étaient éliminées à coup de machette ou de massue. L’on rapporte que certains pouvaient négocier une mort moins douloureuse par balle, moyennant un peu d’argent. Environ 800 000 Tutsis et Hutus modérés ont perdu la vie, et 4 millions d’autres ont fui vers les pays voisins.

APRES LES MACHETTES, LE SIDA

Le viol systématique des femmes tutsies faisait partie intégrale du génocide. La propagande radio invitait les Hutus à humilier les femmes avant de les tuer. Selon les Nations unies, au moins 250 000 femmes ont été violées au Rwanda en 1994.

Plus des deux tiers de celles qui ont survécu aux viols sont maintenant séropositives. Entre 20 % et 30 % des femmes enceintes sont séropositives, et 40 000 à 50 000 bébés naissent infectés chaque année. Environ 400 000 Rwandais (sur une population de 8 millions) vivent avec le virus du sida.

Extrait de Africa 2003, The World Today Series

L’inaction de la communauté internationale

Tout au long du génocide, Roméo Dallaire a continué à demander des renforts, que le Conseil de sécurité ne lui a jamais envoyés. Lorsque les massacres systématiques de la population sont évoqués lors de rencontres au siège new-yorkais des Nations unies, on prend soin d’éviter de parler de génocide. Une loi interne obligerait la communauté internationale à intervenir dès le moment où une situation de génocide est reconnue.

La France, qui était la meilleure alliée du gouvernement hutu, n’a pas usé de son influence pour prévenir ou arrêter le massacre. Les États-Unis, souffrant d’un « syndrome Somalie », se montrent hésitants à envoyer d’autres troupes en Afrique pour stabiliser la situation.

Ainsi, rien n’a été fait pour stopper l’élan meurtrier des radicaux hutus. Sur le terrain, les forces du FPR, menées par un expert formé dans les écoles militaires américaines, Paul Kagame, ont elles aussi le champ libre pour mener à terme leur lutte.

Paul Kagame

 Paul Kagame est né au Rwanda en 1957. Quatre ans plus tard, devant la montée de violences anti-Tutsis, lui et sa famille quittent le pays pour l’Ouganda.

 Il fonde en 1987 le Front patriotique rwandais (FPR), mouvement de guérilla tutsi.

 Lorsque le FPR lance sa première offensive dans le nord du Rwanda en 1990, Paul Kagame participe à un programme de formation militaire aux États-Unis.

 Paul Kagame devient vice-président du Rwanda et ministre de la Défense en juillet 1994.

 Il est désigné président par le Parlement en 2000.

 En 2003, Paul Kagame est réélu (au suffrage universel cette fois) avec 95 % des voix, un résultat contesté par l’opposition.

En juillet 1994, le FPR marche sur Kigali. Le gouvernement hutu est chassé du pouvoir. Leaders et exécutants fuient au Zaïre. Paul Kagame, qui sera plus tard élu chef de l’État, installe un gouvernement d’unité nationale. C’était la fin du génocide.

Dans les années qui ont suivi, le Rwanda a connu une paix relative. Les violences se sont pourtant poursuivies au Zaïre (République démocratique du Congo depuis 1997), où des centaines de milliers de Hutus et Tutsis se sont réfugiés.

JUSTICE ET PARDON

Comment rescapés, proches des victimes et bourreaux peuvent-ils parvenir à vivre sur un même sol? Pour fermer les plaies ouvertes laissées par le génocide, les coupables doivent être jugés.

Au début, les tribunaux conventionnels rwandais ont expédié les procès, et plusieurs inculpés qui se présentaient seuls devant les juges étaient souvent condamnés à mort. La situation a par la suite été corrigée afin que les suspects reçoivent l’aide d’avocats européens et africains et qu’ils aient un procès juste et équitable. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, créé par les Nations unies, est quant à lui désigné pour poursuivre les grands responsables du génocide.

Agathe Habyarimana

Veuve du président assassiné, l’ancienne première dame du Rwanda a une réputation d’extrémiste, à laquelle n’est pas étrangère son animation des milices hutues et de leur vecteur de haine, la Radio-télévision des mille collines. Soupçonnée par certains d’avoir planifié le génocide à la tête de son clan, l’Akazu, voire même d’être impliquée dans l’élimination de son mari, elle ne fait néanmoins l’objet d’aucune poursuite.

Dix ans après le génocide, plus de 100 000 suspects entassés dans des prisons surpeuplées attendent toujours de passer en justice. Des observateurs font remarquer qu’au rythme où vont les choses, témoins et accusés seront morts avant que justice soit faite.

Jugements sur pelouse

Pour sortir de l’impasse, le gouvernement Kagame a décidé depuis 2002 de recourir au système de justice coutumier. La gacaca (du nom de la pelouse où s’asseyait jadis les chefs de clan) servait traditionnellement à juger les voleurs de bétails et d’autres affaires de droit commun. Aujourd’hui, les juges élus par la population sont chargés de la difficile tâche d’amener bourreaux et victimes à vivre ensemble à nouveau.

Pas d’avocats, ni pour la poursuite ni pour la défense. La communauté est appelée à témoigner devant des assemblées publiques pour tenter de reconstituer les faits. Les objectifs sont clairs : accélérer les jugements et unir les Rwandais en forçant la réconciliation.

Après la punition, la réconciliation

Les planificateurs du génocide échappent aux compétences des tribunaux gacaca et seront jugés par le TPIR. Mais pour les exécutants, la gacaca prévoit des réductions de peine considérables. Un meurtrier passible de 25 ans de prison peut s’en sortir avec 7 ans, s’il reconnaît sa culpabilité. La moitié de la peine peut être purgée hors de prison, dans le cadre de travaux communautaires. C’est ainsi que plusieurs suspects emprisonnés depuis 1994 ou 1995 pourront être réintégrés dans la société s’ils avouent leur crime.

Certains problèmes se posent toutefois. Ceux qui sont innocents et refusent d’avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis pourraient rester en prison plus longtemps que des meurtriers. Les juges de la gacaca, qui ont reçu une formation express, sont souvent aussi très peu scolarisés, et la menace de collusion lors de ces jugements en plein air n’est pas à négliger. De plus, le fait que les Tutsis qui se sont livrés à des actes de représailles massifs à la suite du génocide ne sont pas admissibles à la gacaca alimente une certaine rancœur chez les Hutus.

Sans être la solution idéale, le recours à la justice gacaca est fortement appuyé par la population rwandaise. La gacaca a le mérite de confronter bourreaux, rescapés et proches de victimes et de révéler la vérité au grand jour. La plupart des meurtriers blâment l’État de les avoir trompés en les enjoignant à tuer les Tutsis. Ceux qui avouent leur crime publiquement reçoivent parfois le pardon des familles des victimes.

 

L’humanité meurtrière

Les théoriciens ne s’entendent pas sur ce qu’on doit nommer meurtre collectif, massacre génocidaire, crime contre l’humanité ou génocide proprement dit. À différentes époques, et un peu partout sur la planète, des nations ou groupes ethniques ont été ciblés pour être détruits. Le recours à cette solution extrême est plus fréquent qu’on pourrait l’imaginer.

Au 20e siècle, l’humanité a connu le génocide des Arméniens, puis des Juifs et tziganes. Vinrent ensuite les massacres systématiques au Cambodge, en Yougoslavie et au Rwanda. Ce ne sont que quelques-uns des génocides de la modernité. Et il serait difficile de passer sous silence le massacre des Indiens d’Amérique centrale et du Sud, qui reste le plus grand massacre de l’histoire de l’humanité. En moins de 2 siècles, on estime que de 70 à 80 millions de personnes sont mortes sous les armes des conquistadores, ravagées par les maladies importées d’Europe ou tuées au travail alors qu’elles étaient réduites à l’esclavage.

Prévenir de nouveaux génocides

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la communauté internationale a pris certains engagements pour empêcher que de telles tragédies se reproduisent. En 1948, l’ONU s’est dotée d’un texte de loi qui oblige les États à intervenir dès lors qu’un génocide est identifié. Mais depuis que les Nations unis ont admis que le génocide concernait l’humanité entière, le génocide tutsi est le premier à avoir été reconnu… après les faits.

Le TPIR définit le génocide comme étant :

« L’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux:

  1. a) meurtre de membres de groupe; b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membre du groupe; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

Au Rwanda, la communauté internationale a failli. Les dirigeants de l’ONU, les États-Unis et la Belgique ont présenté leurs excuses, mais les faits demeurent. Que des massacres ethniques se préparaient était connu bien avant le 7 avril 1994, date qui a marqué ce qu’on a fini par appeler un génocide. Alors que l’« épuration » battait son plein, les principaux acteurs au Conseil de sécurité n’ont pas voulu réagir.

Lors d’une conférence commémorative marquant le dixième anniversaire du génocide, l’ancien responsable des forces de paix en 1994 et actuel secrétaire général de l’ONU a tenu à rappeler que « la communauté internationale n’avait pas été à la hauteur au Rwanda ».

Kofi Annan a demandé à la population du monde entier d’observer une minute de silence, à midi, le 7 avril.

Source: http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/dossiers/rwanda/rwanda_2.html

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