19 Février 1937 | La résistance éthiopienne ou Le massacre de Graziani

Le 19 février 1937, à Addis-Abeba, l’Italie fasciste se met en scène : le maréchal Graziani, promu vice-roi en sa qualité de gouverneur général de la colonie d’Afrique orientale italienne (AOI) regroupant les deux anciennes colonies d’Erythrée et de Somalie et la récente conquête du royaume d’Ethiopie, s’est sanglé dans son plus bel uniforme. Une cérémonie officielle est organisée au pied du siège du gouvernement général (l’actuelle université d’Addis Abeba) pour célébrer la naissance du Prince de Naples, Victor-Emmanuel de Savoie fils du roi Humbert II, né une semaine plus tôt. Savamment organisées, les festivités addissoises se veulent la vitrine de la colonisation fasciste.

Dix mois plus tôt, sous la conduite du maréchal Graziani, les troupes du Duce ont renversé le Négus au terme d’une guerre brutale (qui a vu, fait souvent oublié, l’emploi de gaz mortels) et pénétré dans Addis-Abeba. Haïlé Sélassié s’est enfui pour s’exiler en Angleterre, via Djibouti et Jérusalem. La SDN l’a trahi en se lavant finalement les mains du conflit éthiopien pour laisser Mussolini achever le vieux rêve colonial dans la Corne de l’Afrique… dont l’orgueil nationaliste était privé depuis la bataille d’Adoua (1896) qui a vu la défaite des Italiens face aux armées de Mélénik II. Depuis 1896, Rome lorgne depuis la Somalie et l’Erythrée sur le royaume du Négus.

Ce 19 février 1937, vers midi, Abraha Deboch et Moges Asgedom, deux résistants érythréens, fendent la foule des badauds, brandissent des grenades à main et les projettent en direction d’un gratin fasciste galonné. Aux explosions, la panique s’empare de la foule comme des autorités d’occupation fasciste : une trentaine d’Italiens sont blessés – dont certains mortellement. Graziani lui-même, cible de l’attentat, est criblé d’éclats de grenade… mais survit.

(Portrait de Graziani et des officiels de l’occupation italienne fasciste en Ethiopie à la cérémonie du 19 février 1937, exposé au Palais de l’Université d’Addis-Abeba)

La réaction est ultra-violente : la répression est directement prise en main par les Chemises noires, représentant du parti fasciste, sous la conduite de leur chef local, Guido Cortese. En plus des forces militaires et policières italiennes, des armes sont instamment distribuées aux Chemises noires. La ville d’Addis-Abeba est abandonné à la fureur répressive fasciste qui organise un authentique bain de sang entre les 19 et 21 février 1937. Le docteur hongrois Ladislav Sava se fait le chroniquer écoeuré de ces massacres :

« (Guido Cortese) convoqua les chemises noires au siège du Fascio, les chefs à une consultation, et demandant aux autres de se tenir prêt à recevoir des ordres. Très vite ils sortaient armés du Fascio en se précipitant dans toutes les directions. N’importe qui dans les villes était une cible, mais ce qui s’est vraiment passé alors était pire que tout ce que quiconque aurait pu imaginer. Il faut que je dise, et cela est vrai, que le sang coulait véritablement dans les rues. Des corps d’hommes, de femmes, d’enfants, au-dessus desquels tournaient des vautours, gisaient absolument partout. Des flammes gigantesques de leurs maisons brûlées illuminaient la nuit africaine. Le plus important des massacres eu lieu après six heures le soir… Lors de cette nuit affreuse, on entassait des Éthiopiens dans des camions, étroitement gardés par des Chemises noires armées. Des revolvers, des matraques, des fusils et des poignards étaient utilisés pour massacrer des noirs désarmés de tous les sexes, de tous les âges. Tout noir vu était arrêté, embarqué dans un camion et tué, soit dans le camion, soit près du petit Ghebi [où se trouve aujourd’hui l’université d’Addis Abeba], soit dès qu’il croisait une chemise noire. On fouillait les maisons ou les huttes des Éthiopiens, puis elles étaient brûlées avec leurs occupants. Pour accélérer l’incendie, du benzine et du pétrole étaient utilisés en grande quantité. Les coups de feu n’arrêtaient pas de la nuit, mais la plupart des massacres étaient commis à l’arme blanche et en assommant les victimes à la matraque. Des rues entières étaient incendiées et si des occupants des maisons en flammes sortaient dans la rue, ils étaient mitraillés ou poignardés au cri de «Duce ! Duce ! Duce !». Des camions dans lesquels des groupes de prisonniers avaient été amenés pour être massacrés près du Ghebbi, le sang s’écoulait littéralement dans les rues, et de ces camions on entendait sortir les cris «Duce ! Duce ! Duce !». Je n’oublierai jamais que j’ai vu cette même nuit des officiers italiens passant dans leur voiture luxueuse à travers des rues remplies de sang, s’arrêtant aux endroits d’où ils auraient une meilleure vue des massacres et des incendies, accompagnés de leur épouse que je me refuse à appeler des femmes. »

Son témoignage est devenu un «classique» du genre, au point d’être présenté sur la notice wikipedia de l’événement. Cette répression sanglante est baptisés la «massacre de Graziani», ce dernier gagnant le sinistre sobriquet de «Boucher d’Addis Abeba». Dans le musée d’histoire de la ville d’Addis, des photos illustrent encore ces événements sanglants qui constituent l’un des plus profonds traumatismes de l’occupation italienne de l’Ethiopie.

Pour comprendre l’ampleur de la répression italienne, il convient de l’appréhender dans sa totalité : il ne s’agit pas que d’une réaction sanglante, sorte de vendetta menée par les Chemises noires du parti fasciste durant trois jours dans la capitale… mais véritablement une opération de nettoyage et de traque de tous les opposants – réels ou supposés – tout particulièrement dans la capitale et sa région, le Choa (ou Shewa ሸዋ). Elle aboutit le 21 mai 1937 au massacre des moines du monastère de Debra Lebanos, soit 293 religieux et 23 laïcs : Graziani tenait le monastère pour le foyer spiriituel de la résistance. Laconique, le maréchal italien écrit simplement à Mussolini, parfaitement conscient des massacres en cours : «Le monastère est fermé, définitivement.»

Loin de liquider la résistance éthiopienne, la répression fasciste étalée sur plusieurs mois en grossit les rangs, notamment ceux de l’organisation du Ras Abebe Aregai, chef de guerre dans le Choa. D’autres mouvements émergent au lendemain des massacres de Graziani. Dernier acte de la conquête selon Graziani, ces massacres ont eu pour principal effet d’aggraver la ligne de front et d’affirmer le caractère binaire de la situation coloniale italienne : résister ou collaborer… inscrivant ainsi cette histoire encore plus encore dans celle de la Seconde guerre mondiale. L’Ethiopie d’après-guerre en conserve plusieurs séquelles.

Premièrement, le fossé qui existe entre «Résistants» (Arbegnoch) et «collaborateurs (»Banda«), et que le Négus se doit de prendre en compte dès la libération, survenue en 1941.

Deuxièmement, la condamnation du «Boucher d’Addis» : celle-ci a suivi un parcours plus sinueux. Si Graziani est condamné en 1950 par un tribunal italien pour sa collaboration avec les Nazis, ses crimes éthiopiens sont largement oubliés en Europe… mais pas en Ethiopie. Il faut attendre la fin des années 1980 pour qu’un premier documentaire soit réalisé sur ces massacres – documentaire qui mettra largement mal à l’aise l’opinion publique et l’Etat italiens.

Troisièmement, le 19 février fait l’objet d’un programme mémoriel national qui participe de l’identité de l’Ethiopie depuis 1941. Les massacres qui ont suivi l’attentat manqué sont entrés dans la mémoire collective sous le nom de «Yekatit 12» (የካቲት ፲፪, date du calendrier éthiopien qui correspond au 19 février). En plein coeur d’Addis-Abeba, un obélisque blanc a été dressé après 1941, et la place qui l’accueille a été rebaptisé «Yekatit 12». Sur les bas reliefs, sont représentées les scènes des massacres et des funérailles des victimes effectuées après la libération de 1941. Ce monument, de manière plus large, tient lieu de monuments aux morts pour les résistants éthiopiens. Le 19 février constitue la pierre angulaire mémorielle de cette histoire, cimenté par la commémoration annuelle : tous les 19 février, le Négus venait déposer une gerbe et rendre hommage aux victimes. Cette commémoration est l’un des rares, sinon le seul, rituel du Négus dont Mengistu a poursuivi la tradition.

Par: Vincent Hiribarren, maître de conférences à King’s College London, j’enseigne l’histoire de l’Afrique et l’histoire globale. Mes recherches portent sur le Nigeria et la région du Borno depuis le XIXe siècle. Plus généralement, je m’intéresse aux concepts de frontières et d’espace en Afrique. Mon premier livre intitulé, A History of Borno: Trans-Saharan Empire to Failing Nigerian State a été publié par Hurst et Oxford University Press en 2017. Pour mon travail en humanités numériques voir mon siteTwitter: @bixhiribarren

Jean-Pierre Bat, historien et archiviste, chercheur associé à l’Ecole nationales des Chartes (PSL Université). Auteur du Syndrome Foccart (Gallimard, 2012), de La Fabrique des barbouzes (Nouveau Monde, 2015) et des Réseaux Foccart (Nouveau Monde, 2018), mes travaux portent sur l’Afrique centrale, l’histoire africaine connectée et la Françafrique..

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