14 janvier 2011 | Tunisie: Révolution démocratique tunisienne et chute de Ben Ali

La révolution tunisienne a commencé le 17 décembre 2010 par un fait de la vie quotidienne symbole de l’oppression populaire.

Un jeune diplômé en informatique de 26 ans, nommé Tarek Bouazizi, a arrêté ses études à la mort de son père afin de faire vivre sa famille pour laquelle il représente le seul apport financier. Ce brillant fils d’ouvrier agricole s’est fabriqué une brouette puis s’est reconverti pour survivre en marchand ambulant de tomates, carottes et radis.

Cependant, dans toutes les sociétés policières, de nombreuses “autorisations” permettent de soumettre la population à l’arbitraire ; et Mohamed n’a pu obtenir d’autorisation pour son commerce.

Ce 17 décembre fatidique, la police confisque sa brouette et sa marchandise puis le maltraite et l’humilie lorsqu’il veut raconter son histoire et trouver une solution pour continuer son petit métier. Effondré par tant d’injustice, par l’impasse dans laquelle il se trouve vis à vis de sa famille, le jeune Tarek (dit Mohammed) s’asperge d’essence en face du governorat de Sidi Bouzid où il vient d’être avili, allume et s’immole ainsi par le feu (il décèdera quelques jours plus tard).

Cet acte de désespoir attire la sympathie de nombreux autres commerçants, d’amis, de jeunes qui se rassemblent rapidement à l’endroit où le drame vient de se dérouler. En deux jours, un mouvement de protestation gonfle sur cette ville de 40000 habitants du centre-ouest de la Tunisie.

Une courte video amateur rend compte d’un premier attroupement et de l’arrivée des policiers.

http://www.youtube.com/watch?v=6chj…

Le 19, une première manifestation se forme ; la police intervient durement ; la situation se tend d’heure en heure

http://www.youtube.com/watch?v=qP0Z…

Des dizaines de personnes sont arrêtées.

Quelques vers du poète tunisien Abou el Kacem Chebbi (vers repris dans l’hymne national tunisien) sont entonnés à Sidi Bouzid par les personnes solidaires de Mohamed Bouazizi, personnes qui n’ont souvent jamais participé à une action politique.

Lorsque le peuple un jour veut la vie

Force est au destin de répondre

Aux ténèbres de se dissiper

Aux chaînes de se briser…

L’acte héroïque et individuel de Mohamed Bouazizi provoque un état de choc dans le peuple soumis depuis 23 ans à l’infâme dictature policière de Ben Ali.

http://www.youtube.com/watch?v=I-le…

Sur Sidi Bouzid, le mouvement de protestation ne retombe pas malgré la massivité et la violence des interventions policières. Ceci dit, le mouvement local paraît condamné à l’isolement et à la répression.

Le 22 décembre, un jeune de 24 ans nommé Houcine Neji, escalade un poteau électrique de la même ville et répète “plus de misère, plus de chômage”. Malgré les supplications des présents qui l’adjurent de redescendre, il touche les câbles de 30000 volts et tombe foudroyé. Aussitôt, la protestation devient révolte collective sur toute la région de Sidi Bouzid, Meknassy… A Menzel Bouzaiane (à 60 kilomères de Sidi Bouzid), les manifestants incendient le bâtiment de la délégation et assiègent celui de la garde nationale.

Le 24 décembre, dans cette dernière ville, la police tire à balles réelles ; Mohammad Ammari est touché à la poitrine et décède ; plusieurs autres manifestants sont blessés dont un va mourir. Le même jour, le mouvement atteint Bouziane à 240 kilomètres au Sud de Tunis.

Le 25 décembre, une première manifestation se déroule dans Tunis à l’appel de l’UGTT (Union Générale des Travailleurs Tunisiens) qui va jouer un grand rôle jusqu’à la chute de Ben Ali.

http://www.youtube.com/watch?v=NNRf…

Le 27 décembre, un millier de jeunes diplômés au chômage manifestent dans la capitale. Ils sont violemment dispersés à coups de matraques. Des témoins font état d’une douzaine de blessés. Une autre manifestation se déroule dans cette ville le lendemain en solidarité avec Sidi Bouzid.

http://www.youtube.com/watch?v=6QvT…

Les 28 et 29 décembre, le président Ben Ali monte une opération de communication mêlant commisération pour Bouazizi, menace de répression et décisions donnant l’impression qu’il prend en compte le mouvement en cours. Il se rend au chevet de Mohamed Bouazizi puis intervient en direct sur la chaîne nationale Tunisie 7. Il annonce la répression sévère d’ “une minorité d’extrémistes et d’agitateurs”. Il attaque également les chaînes de télévision étrangères “qui diffusent des informations mensongères… se fondent sur la dramatisation… et la diffamation hostile à la Tunisie”. Ensuite, il limoge le ministre de la Communication et annonce des changements à la tête de plusieurs ministères ; enfin, il annonce la mutation des gouverneurs de Sidi Bouzid.

Le 30 décembre, la police intervient durement contre des manifestations à Sbikha et Chebba, disperse celle de Monastir.

Le 31 décembre, la mobilisation des avocats franchit une étape vers son extension sur le pays.

Le 3 janvier, une manifestation essentiellement étudiante parcourt Thala, affirme son soutien à Sidi Bouzid, dénonce le chômage et la hausse du coût de la vie. Ce défilé étant dispersé sans ménagement par la police, ils mettent le feu à des pneus et surtout, attaquent le local du parti de Ben Ali : le RCD.

Le 5 janvier, Mohamed Bouazizi décède à l’hôpital.

Le 6 janvier, plusieurs milliers d’avocats se mettent en grève pour dénoncer la répression policière.

http://www.youtube.com/watch?v=YaGG…

Les manifestations gagnent en nombre et s’étendent à une majorité de grandes villes du pays. Le pouvoir riposte en durcissant la censure, en particulier sur le web. Plusieurs bloggeurs dissidents sont arrêtés.

Le 8 janvier, un commerçant âgé de 50 ans s’immole à son tour à Sidi Bouzid.

Les 8 et 9 janvier marquent un tournant dans l’extension du mouvement comme dans la répression. La police tire à Thala, Kasserine et Regueb faisant 14 morts d’après le pouvoir, 20 d’après les témoins et l’opposition. Samir Labidi, ministre de la Communication, porte-parole du gouvernement essaie de montrer la compréhension des dirigeants du pays sur les problèmes de la population, tout en menaçant les manifestants. « Le message a été reçu. Nous allons examiner ce qui doit être examiné, nous allons corriger ce qui doit être corrigé, mais la violence est une ligne rouge ».

Le 10 janvier, marque une première apogée de la mobilisation qui est passée de la protestation locale à une mouvement national et qui prend à présent les caractéristiques d’une révolution. A Sidi Bouzid, un jeune diplômé met fin à ses jours en dénonçant la condition inhumaine faite au pays. Le pôle de la radicalisation passe du Centre Ouest au triangle Thala, Kasserine, Regueb ; les marches funèbres pour l’enterrement des martyrs des jours précédents donnent lieu à des actions policières extrêmement violentes, occasionnant au moins une cinquantaine de morts. Le mouvement touche largement la jeunesse scolarisée. A Tunis, les étudiants manifestent, occupent l’université El-Manar, s’y retranchent et sont assiégés par la police. Dans la banlieue de Tunis, à Ettadhamen-Mnihla, les forces de l’ordre interviennent violemment contre des manifestants qui se vengent en saccageant un magasin et en incendiant une banque. En ce soir du 10 janvier, ben Ali intervient à nouveau à la télévision ; il dénonce à nouveau les “voyous encagoulés aux actes terroristes impardonnables”, donne l’ordre de fermer toutes les écoles et universités mais annonce aussi la création de 300 000 emplois.

Le 11 janvier, le mouvement gagne en nombre et en détermination dans la banlieue ouvrière et populaire de Tunis. La répression policière qui y répond ne s’est pas attendrie.

http://www.youtube.com/verify_age?n…

Ce même jour, la ministre française des affaires étrangères intervient à l’Assemblée nationale et propose publiquement ce qui se discute probablement dans le même temps avec les gouvernements de Tunisie et d’Algérie, à savoir une aide policière ” « Nous proposons que le savoir-faire qui est reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type. C’est la raison pour laquelle nous proposons aux deux pays, dans le cadre de nos coopérations, d’agir en ce sens pour que le droit de manifester puisse se faire en même temps que l’assurance de la sécurité. »

Le 12 janvier, le mouvement gagne encore en ampleur malgré le nombre de morts et de blessés. Le chef de l’Etat limoge le ministre de l’Intérieur, Rafik Belhaj Kacem. Un couvre-feu est décrété dans la capitale et sa banlieue.

Le 13 janvier, Ben Ali croit désamorcer le mouvement en annonçant :

- qu’il ne se portera pas candidat lors des prochaines présidentielles de 2014, quittant ainsi le pouvoir

- qu’il ordonne à la police de ne plus tirer sur les manifestants

- qu’il promet la liberté de la presse

- que les prix de plusieurs produits alimentaires de base vont baisser

Cependant, le lendemain 14 janvier, les rues débordent de manifestants, en particulier à Tunis.

Vers 15h15 (heure française), le chef de l’Etat annonce le limogeage du gouvernement et la tenue d’élections législatives anticipées dans les six mois. Vers 16h, il décrète l’état d’urgence et impose le couvre-feu dans tout le pays ; l’armée est déloyée dans Tunis. Vers 17h, il fuit le pays par avion.

Vive le peuple tunisien !

Jacques Serieys

49) Tunisie : qui a fait la révolution ?

La révolution tunisienne n’est pas une simple révolution libérale. Les manifestations qui ont conduit à la fuite de Ben Ali ont aussi cherché à entraîner une requalification profonde des rapports sociaux, vouée à s’inscrire durablement dans le tissu social tunisien. Le 24 janvier 2011, alors que les caméras sont toutes fixées sur le palais du gouvernement, assiégé par des milliers de personnes, une foule de vacataires se concentre devant le siège de l’Agence tunisienne de la formation professionnelle (ATFP) pour réclamer régularisations et augmentations de salaires. Protestant contre des conditions de travail extraordinairement précaires et l’absence de réelle couverture sociale, ces formateurs, titulaires d’une maîtrise voire d’un doctorat, réclament un bouleversement des rapports sociaux et hiérarchiques au sein de l’agence ; qui dépasse de loin les revendications entendues à la Casbah. Ce rassemblement spontané se répète rue après rue, devant chaque bâtiment officiel de Tunis.

Venus de tout le pays, les diplômés précaires qui se pressent devant les grilles de l’ATFP sont issus d’une classe sociale traversée par la contradiction entre un haut capital culturel et une forte précarité économique et sociale. Une discordance qui a été poussée à l’extrême dans la Tunisie des années 2000, où l’investissement massif dans l’enseignement supérieur initié par Bourguiba et perpétué par Ben Ali ne s’est pas accompagné d’une adaptation en conséquence du tissu économique, resté, dans le cadre de la division internationale du travail, orienté sur l’industrie classique (textile notamment) ou la sous-traitance de services pour l’Occident (centres d’appel par exemple).

Bien que les rassemblements les plus visibles aient eu lieu à Tunis, où se concentrent les symboles du pouvoir, le terreau de la révolution tunisienne se situe bien à l’intérieur des terres, rural et déshérité. Mohammed Bouazizi, devenu un héros national, était originaire de Sidi Bouzid, bourgade agricole de 40 000 habitants du centre de la Tunisie, tandis que c’est à Sousse, Gafsa, Sfax et Béja que les premiers manifestants ont commencé à faire trembler le régime de Ben Ali. La transformation de cette puissance populaire en un pouvoir politique effectif, durable et enraciné, est aujourd’hui le vrai défi. Les premières revendications sociales ont été écoutées. Le nouveau pouvoir choisira-t-il pour autant la voie de réformes structurelles originales, ou se contentera-t-il de répliquer les schémas imparfaits de nos démocraties occidentales ? La porte est étroite.

JUAN BRANCO, vingt et un ans, MARGOT DAZEY ET DAVID DJAÏZ, vingt ans, Élèves à l’École normale supérieure.

En savoir plus ici  Jacques Serieys Sélection 29

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