1956 | une année décisive pour l’Afrique

Questions à Simon Hall, maître de conférences en histoire contemporaine des États-Unis d’Amérique à l’Université de Leeds. Il vient de publier un livre intitulé 1956: A World in Revolt (Faber & Faber).

Dans quelle mesure 1956 fut-elle une année décisive en Afrique ?

1956 fut une année charnière pour l’Afrique. Le 1er janvier, un demi-siècle de domination anglo-égyptienne a pris fin au Soudan et, en mars, le Maroc et la Tunisie ont obtenu leur indépendance de la France. Puis, le 20 avril, Londres – sous la pression considérable du Convention People’s Party de Kwame Nkrumah – a accepté à contrecœur de céder le contrôle de la Gold Coast qui fusionne avec le Togo britannique pour devenir le Ghana en 1957. Le premier abandon du pouvoir colonial en Afrique subsaharienne est d’une énorme importance symbolique tant il a renforcé le nationalisme anti-colonial à travers le continent. En une décennie, la plupart de l’empire formel britannique a été consigné aux livres d’histoire. Le retrait de l’empire a été également encouragé par le dénouement de la crise de Suez au cours de laquelle Britanniques et Français ont tenté de reprendre le canal de Suez nationalisé depuis peu, et de renverser le président Nasser pour finir par se confronter au veto des États-Unis. Comme l’a souligné avec quelque regret le premier ministre britannique Anthony Eden, la crise de Suez «n’a pas tellement changé notre destin mais a révélé la réalité au grand jour». En d’autres termes, les limites de la puissance de la Grande-Bretagne ont été exposées devant le monde entier ; l’humiliation de Londres a sans aucun doute encouragé les dirigeants nationalistes africains désireux d’assurer rapidement la fin de la domination coloniale.

En Algérie, la décision du nouveau premier ministre français, Guy Mollet, mène à une escalade de la guerre contre le FLN en expédiant des centaines de milliers de troupes supplémentaires, et en autorisant la loi sur les pouvoirs spéciaux qui a donné à Paris de vastes pouvoirs pour «rétablir l’ordre». Par exemple, l’enlèvement illégal d’Ahmed Ben Bella en octobre : son avion en provenance de Rabat pour Tunis a été subrepticement détourné à Alger où des pourparlers de paix informels devaient avoir lieu. 1956 fut une année où les violences se sont succédées les unes aux autres : ce fut l’année de l’embuscade de Palestro, de la bataille d’Alger, du passage sous la guillotine d’Ahmed Zabana et d’Abdelkader Ferradj, et de l’attentat du Milk Bar entre autres horreurs. À la fin de l’année, l’Algérie était prise dans un terrible engrenage de violence et de représailles qui a ruiné son économie, détruit les relations euro-arabes de manière irréversible, et causé des centaines de milliers de morts. Bien que la France ait vaincu le FLN lors de la bataille d’Alger (les premières escarmouches ont commencé à l’automne 1956), il s’agissait en fait d’une victoire à la Pyrrhus. L’utilisation de la torture, des châtiments collectifs, et d’autres mesures répressives ont détruit les prétentions morales de la France pour rester en Algérie ; les coûts financier et diplomatique pour rester au pouvoir se sont avérés ruineux ; l’alliance croissante entre les ultras pieds-noirs et des éléments de l’armée française en est même venu à menacer la démocratie française. Lorsque le gouvernement de Charles de Gaulle a finalement accepté l’indépendance algérienne en mars 1962, il a accéléré la fin de l’Algérie «européenne» : presque tous les colons ont abandonné le pays, 700 000 pieds-noirs fuyant en France métropolitaine entre avril et août.

1956 fut également une année cruciale pour l’Afrique du Sud. En décembre, après une série de manifestations publiques contre les law passes détestés de tous (ces documents limitaient drastiquement la mobilité et les opportunités économiques des Noirs), la quasi-totalité des dirigeants de la lutte anti-apartheid (y compris Helen Joseph, Albert Luthuli, Nelson Mandela et Walter Sisulu) ont été arrêtés et accusés de trahison (un crime capital). Le procès, qui dure jusqu’en mars 1961, a pris un temps précieux, et privé le mouvement anti-apartheid de son énergie et de ses ressources en immobilisant la plupart des dirigeants et organisateurs les plus talentueux et efficaces. Le procès pour trahison a également envoyé un message clair : le gouvernement du Parti National à Pretoria était déterminé à écraser toute dissidence, quel qu’en soit le coût.

Quel rôle a joué l’Afrique sur la scène internationale en 1956 ?

L’Afrique – en particulier l’Afrique du Nord – a joué un rôle central sur la scène internationale en 1956. En particulier, la décision de Gamal Abdel Nasser, le 26 juillet, de nationaliser le canal de Suez (qui jusque-là était exploité par une société par actions anglo-française) a stupéfié le monde, précipité une crise diplomatique et porté le monde au bord d’une guerre nucléaire. Bien que les actions de Nasser se soient avérées très populaires en Afrique et au Moyen-Orient, Londres et Paris n’ont pas toléré cette nationalisation. Les Français étaient certains que le dirigeant égyptien était derrière l’insurrection du FLN, tandis que les Britanniques – convaincus que Nasser était un «Mussolini musulman» qui menaçait de déstabiliser toute la région – étaient persuadés que cette nationalisation mettait en danger leurs intérêts stratégiques vitaux (notamment la sécurité de leurs approvisionnements en pétrole). À la fin d’octobre, la Grande-Bretagne et la France – en agissant de concert avec Israël – ont lancé une action militaire contre l’Égypte dans le but de reprendre le canal et de renverser Nasser. Le président Eisenhower, qui avait été délibérément maintenu dans l’ombre, était furieux, craignant, à juste titre, que l’opération enflamme l’ensemble du monde arabo-musulman et qu’elle sape les efforts de Washington pour contenir l’influence soviétique au Moyen-Orient. Lorsque Moscou a indiqué que l’URSS envisageait une intervention militaire pour «écraser» les «agresseurs» coloniaux, Eisenhower a placé la sixième flotte (à capacité nucléaire) en état d’alerte, et préparé toute la marine des États-Unis à une guerre potentielle. La Maison Blanche a publié une déclaration rédigée avec soin qui indiquait clairement que, si l’Armée rouge pénétrait dans le Moyen-Orient sans mandat de l’ONU, il serait de la responsabilité de «tous les membres de l’ONU», y compris les États-Unis, de s’y opposer. D’après l’un de ses proches collaborateurs, Eisenhower a été plus direct : «si ces gens-là commencent quelque chose, nous pourrions avoir à les frapper – et, si nécessaire, de toutes nos forces.»

Quelle était la vision du futur de l’Afrique pour les dirigeants occidentaux en 1956 ?

Je pense que Londres et Paris avaient une vision assez similaire de l’avenir de l’Afrique ; les deux puissances colonisatrices voulaient conserver un degré de contrôle important sur leurs (anciennes) possessions coloniales sur le continent, alors même que la domination impériale formelle s’effritait (l’Algérie étant bien sûr la grande exception ici, car, en 1956, il y avait un large consensus en France sur le fait que l’Algérie n’était pas une colonie mais une partie intégrante de la France métropolitaine). Ainsi, alors qu’il y avait une certaine volonté de céder de l’autonomie sur les affaires internes, il y avait aussi un désir de conserver un contrôle ou une influence – formelle ou informelle – sur la politique économique, militaire et étrangère des territoires colonisés. En fin de compte, ces ambitions ont été largement balayées par les nationalistes qui ont refusé de se contenter de cette forme d’autonomie. Pour eux seule comptait l’indépendance totale. Les États-Unis, quant à eux, étaient opposés à la poursuite de la colonisation européenne, mais leur enthousiasme pour la décolonisation a toujours été tempéré par leur volonté d’empêcher la propagation du communisme et de l’influence soviétique dans la région.

Il est très difficile d’identifier une seule «vision africaine» de l’avenir en 1956, ne serait-ce que parce qu’il existait tant d’idées puissantes et concurrentes (y compris le socialisme africain, le panafricanisme et le nationalisme arabe). En outre, il y avait beaucoup de désaccords et de conflits sur le terrain. Ainsi, le nouveau premier ministre soudanais, Ismail El-Azhari, parlait de «construire notre progrès futur», alors que les tensions entre le Nord du pays majoritairement musulman, et le Sud majoritairement chrétien, menaçaient de déchirer le pays. En Gold Coast pendant ce temps, la population Asante a demandé, sans succès, la création d’un état post-colonial fédéral (et certains ont même parlé de sécession), tant ces derniers se méfiaient des tendances centralisatrices de Kwame Nkrumah. Il est clair, cependant, que l’idéalisme incarné par la Charte de l’Atlantique a continué à avoir une grande influence sur le continent. Rédigée par Franklin Delano Roosevelt et Winston Churchill en août 1941 et par la suite approuvée par toutes les puissances alliées (dont la France), cette charte imaginait un monde d’après-guerre fondée sur les principes de l’autodétermination, de la coopération internationale, et de «la possibilité de vivre […] à l’abri de la crainte et du besoin». Bien que Churchill ait affirmé que la promesse portant sur «le droit qu’ont tous les peuples de choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils entendent vivre» n’a jamais été destinée à s’appliquer à l’Empire britannique, la charte a néanmoins été accueillie avec enthousiasme par les anti-colonialistes à travers l’Afrique. On peut, je crois, entendre des échos de la Charte de l’Atlantique dans le manifeste du FLN datant de 1954, qui a appelé à la «restauration de l’état algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques» et a promis le «respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions». En Afrique du Sud, la «Charte de la liberté» a imaginé un futur pays qui appartiendrait «à tous ceux qui vivent en son sein, Noirs et Blancs», dans laquelle tous vivraient «dans la fraternité, jouissant de l’égalité des droits et des chances», indépendamment de leur «race, couleur ou sexe». Bien entendu, la mesure dans laquelle ces textes et d’autres visions du futur ont été retranscrits dans les faits dans l’Afrique post-coloniale ou post-apartheid est une autre affaire !

Par: Vincent Hiribarren, maître de conférences à King’s College London, j’enseigne l’histoire de l’Afrique et l’histoire globale. Mes recherches portent sur le Nigeria et la région du Borno depuis le XIXe siècle. Plus généralement, je m’intéresse aux concepts de frontières et d’espace en Afrique. Mon premier livre intitulé, A History of Borno: Trans-Saharan Empire to Failing Nigerian State a été publié par Hurst et Oxford University Press en 2017. Pour mon travail en humanités numériques voir mon siteTwitter: @bixhiribarren

Jean-Pierre Bat, historien et archiviste, chercheur associé à l’Ecole nationales des Chartes (PSL Université). Auteur du Syndrome Foccart (Gallimard, 2012), de La Fabrique des barbouzes (Nouveau Monde, 2015) et des Réseaux Foccart (Nouveau Monde, 2018), mes travaux portent sur l’Afrique centrale, l’histoire africaine connectée et la Françafrique..

Propos recueillis et traduits par Vincent Hiribarren (English version below). 

Publié dans Africa24

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