L’action de Kawsan dans le domaine militaire aussi bien que politique et idéologique adurablement marqué la société touarègue. Kawsan fut en effet novateur sur plusieurs plans ; novateur non isolé cependant comme le soulignent les récits historiques touaregs quiinsistent sur l’aspect concerté de son action appartenant à une stratégie élaborée et choisie par nombre de ses proches pour faire face à une situation historique inédite. Kawsan sut par ailleurs s’appuyer pleinement sur les ressources humaines dont son éducation l’avait doté : pour déployer son action, il mobilisa en effet le vaste réseau de relations sociales, commerciales et politiques des Ikazkazen de l’Aïr, qui le reliait auxUraghen de l’Ajjer et lui donnait un accès direct à la Tripolitaine, au Fezzan, au Sud tunisien, au Gourara et au Touat. Vers l’Est, ses relais
allaient jusqu’en Égypte et vers le Sud, jusqu’à Kano et Sakato au Nigeria. Dans son projet politique, Kawsan reprenait leprincipe égalitaire développé dans le système confédéral des ighollan de l’Aïr en l’étendant aux individus. Il a été le premier à appliquer avecconstance l’idée qu’un individu se définit par ses actions et non par son rang, sa classe ou sa filiation. À ce propos, il n’a jamais hésité à se heurter au paternalisme des anciens. Ilenvisageait d’ailleurs de supprimer la fonction des chefs traditionnels ( ett ebelen), garants de l’idéologie de la protection, pour leur substituer un représentant politique unique, tentative de centralisation, dont l’ébauche n’était jusqu’ici que faiblement institutionnalisé par la possibilité de convoquer l’Assemblée interconfédérale et par les fonctions de l’ amenukal d’Agadez (Claudot- Hawad 1990). Dans l’idée de Kawsan, probablement inspiré également par l’organisation politique des États modernes qu’il connaissait, les pouvoirs (s’équilibrant jusque-là entre les grands pôles confédéraux) seraientconcentrés entre les mains d’une sorte de président qui ne serait plus seulement un arbitreentre les chefs de confédérations, mais aurait aussi un pouvoir exécutif. Il a conceptualisé cette fonction en utilisant pour la désigner le terme métaphorique de agefaf, qui désigne, sur l’échine d’un animal de monte, le matelas de chair et de muscles qui protège les os du poids de la selle.Sur le plan militaire, de même, Kawsan innova : il constitua une armée professionnelle qui recrutait ses membres dans toutes les catégories sociales touarègues, aussi bien guerrières que pacifistes (religieux, artisans, esclaves) et également à ‘extérieur de la société (Chaanbas, Harratin du Fezzan…), en adéquation avec l’idée que seules les capacités individuelles doivent conférer à chacun une fonction et une place particulièredans la société. Il s’agissait de former des guerriers « sages, disciplinés et entraînés aux tactiques et aux coups bas de la guerre moderne » (récit de Fakando ag Sheykho, in Claudot-Hawad 1990). Cependant, la tactique de guérilla qu’il essaya d’inculquer à sescombattants contrariait profondément l’honneur et les valeurs touaregs de l’époque.L’armée de Kawsan était divisée en plusieurs sections qui chacune avait une fonction : ladéfense intérieure, les attaques offensives avec des unités légères et rapides envoyées àl’extérieur, tandis que l’Assemblée siégeait dansle groupe le moins mobile qui comprenait les troupeaux et les tentes avec les femmes et les enfants. Notons que cette répartition des forces a été le plus souvent assimilée dans l’histoire coloniale à de « l’anarchie » ou au résultat de « dissensions internes » (Salifou 1973 : 136). Mais pour Kawsan et ses proches conseillers, une bonne résistance avait également besoin d’une formation idéologique car, disait Kawsan (témoignage de Fakando ag Sheykho) : « les blessures d’une guerre qui a sa propagande (tisunt ), même les griffures du feu ne l’effaceront pas ». Dans tous les récits et les commentaires recueillis parmi les personnes qui furent étroitement mêlées à cette guerre, l’accent est mis sur la position politique de Kawsan, qui apparaît indissociable de ses stratégies militaires. Son ambition n’était pas seulement d’unifier et de restructurer l’armée touarègue, mais aussi la société elle-même. Cependant, la solution politique proposée par Kawsan pour que la société résiste et survive n’était pasacceptable pour tous et l’opposa tout au long de
son itinéraire à certains chefs traditionnels.
Ces deux tendances politiques s’affrontèrent une deuxième fois lorsque Kawsan, cerné par l’armée française, envisagea de quitter l’Aïr. Trois solutions se profilaient : la première était la soumission, exclue pour Kawsan ; la deuxième était le combat jusqu’à l’extinction, comme le voulait la guerre d’honneur, ce qu’il rejetait car il croyait en une troisième voie, celle de l’exil qui donnerait la possibilité de reconstituer unenouvelle base. C’est ainsi que, pour assurer la relève, il emmena avec lui les enfants de plus de sept ans dont les pères avaient pris part au combat.
Le rôle de la Sanûsiya et de l’engagement religieux dans la guerre de Kawsan a étéconsidéré dans de nombreuses publications comme le principe moteur de la révoltetouarègue. Ce fut la thèse coloniale dominante, reconduite dans beaucoup de travaux plusrécents (par exemple Bourgeot 1979, Casajus 1990, Triaud 1999, etc.). À l’encontre de cette analyse, les thèses développées par les acteurs touaregs de l’époque n’accordent à la Sanûsiya qu’une fonction instrumentale. Il est indéniable que Kawsan a utilisé l’argument de la guerre sainte lorsque cela lui semblait utile. Si ce registre a probablement concerné certains Touaregs dans cette révolte, il n’a joué aucun rôle idéologique chez son initiateur, Kawsan, ni chez ses proches ou ceux qui le suivirent jusqu’à la fin. L’ amenukal de l’Aïr, Tagama, dont certains ont fait le meneur de la « guerre sainte » (par ex. Casajus, 1990) en s’appuyant sur ses attributs officiels de « chef de l’islam », ne paraît pasdavantage être réductible à cette fonction. Par contre, de l’avis général, les responsabilitésassumées par ce dernier en tant qu’arbitre des Touaregs ont été essentielles, notammentpendant le siège d’Agadez.
Un personnage complexe En conclusion, Kawsan est un personnage au portrait complexe. Déterminé à défendre par tous les moyens la cause qui l’animait, il fut incontestablement un tacticien habile qui a joué sur tous les tableaux pour parvenir à ses fins. Son évocation provoque à la fois des sentiments de fierté et d’admiration – pour ses qualités guerrières et stratégiques, son audace et son irréductibilité contre l’envahisseur, pour son intelligence, pour son éloquence et son esprit brillant – tout en suscitant parfois le reproche d’avoir ruiné l’Aïr sur lequel s’est acharnée l’armée française.
« Kawsan, dit Baba des Ikazkazen, est un pic(azaghez), un homme complet, connaissant l’art de la parole et de la stratégie moderne, un guerrier sans peur qui, au combat, utilisait la ruse et l’embuscade et n’a jamais accepté d’être la cible de l’adversaire… Cette tactique de coups bas, beaucoup de Touaregs n’ont pu l’admettre à cause de leur h onneur.Kawsan était un homme intelligent, de décision, fort, courageux, un homme qui n’admettait pas que la France domine les(in Claudot-Hawad 1990)
La stratégie moderne de Kawsan et son projet politique qui bousculaient les valeurs anciennes de l’honneur et le système hiérarchique n’ont pas fait – et ne font toujours pas – l’unanimité. Même si la valeur de son action est reconnue, Kawsan est souvent opposé, dans une évaluation finale, à des hommes qui incarnent l’idéal de l’honneur guerrier chez les Touaregs, comme son cousin Adamber, alors chef des Ikazkazen. Puisant son inspiration à plusieurs sources (internes et externes), Kawsan a été le promoteur d’un projet étatique moderne. Lui- même représentait un type nouveau de chef militaire et politique qui s’est affirmé non pas en référence à sa position sociale de noble qu’il jugeait contraignante, mais au nom d’un principe et d’une idéologie nouvelles.
De l’échec touareg contre l’invasion coloniale a été tirée une véritable leçon politique. C’est ainsi que la conception de Kawsan qui instaurait des rapports nouveaux entre honneur, morale et politique, a trouvé des ramifications au cœur même de la société touarègue. Adopté comme père symbolique par les marginaux ou les contestataires (par exemple, les bâtards, rejetés par la société, se donnent souvent le nom de ag Kawsan, « fils de Kawsan »), Kawsan compte également parmi ses héritiers, les ishumar qui ont choisi, à leur tour, le chemin de l’exil (voir à ce sujet Hawad 1990).
Dans la crise douloureuse et déchirante de l’occupation coloniale, Kawsan et sescompagnons de lutte ont élaboré un nouveau projet de société qui a durablement marqué lemonde touareg.
Encyclopédie berbère XXVII, Édisud, Aix-en-Provence, 2005