9 Décembre 1992 | Somalie: Opérations Oryx et Restore Hope

L’effondrement du bloc soviétique et la fin conséquente de la bipolarisation du monde marque pendant un temps l’âge d’or du Conseil de Sécurité de l’ONU. La fin du véto soviétique permet la multiplication des opérations de maintien de la paix (OMP) au début des années 1990. L’opération Restore Hope en Somalie, votée par la résolution 794 du 3 décembre 1992, symbolise cette profusion des engagements militaires internationaux.

Intervenant un an après l’offensive internationale contre les troupes de Saddam Hussein pour libérer le Koweït, les Casques Bleus sont engagés dans une mission humanitaire en partie suite à la très forte mobilisation internationale. En effet, la chute du dictateur Siyad Barré en 1991 a ouvert la voie à une rivalité entre le général Aydid et le président intérimaire Ali Mahdi. Mais la lutte pour le pouvoir dégénère en guerre des clans, des actions criminelles prennent les ONG pour cible afin de s’approprier l’aide humanitaire et en moins d’un an, la détérioration de la situation sur le plan humanitaire donne lieu à une immense famine, dont les images émeuvent fortement l’opinion publique internationale. Paradoxalement, le désastre politique somalien marquera la fin des opérations militaires humanitaires américaines. La dernière d’entre elles, lancée en plein cœur de Mogadiscio le 13 octobre 1993, se révéla un fiasco dont l’ampleur médiatique fut démultipliée par le livre de Marc Bowden, La chute du faucon noir, suivi d’un film du même nom. Toutefois, ce que le grand public sait moins, c’est qu’une opération aux objectifs similaires avait été lancée quelques mois plus tôt par la France. Dans la même zone, face aux mêmes adversaires, l’opération Oryx est un succès méconnu.

Venant en soutien des forces de maintien de la paix de l’ONU, l’opération Oryx est une opération humanitaire militaire concomitante de l’opération Restore Hope. Elle comporte deux grandes phases. La première est une intervention des forces dans une région stratégique : le Bakool (frontalière avec l’Ethiopie). Dans la seconde, les forces françaises sont insérées dans la mission ONUSOM II et prennent en charge la vaste région de Baydoa (voir carte en annexe, région du Bay, sud de la région du Bakool). L’opération Oryx, qui durera jusqu’en 1994, est la première opération de stabilisation menée par la France en Afrique. L’étude du processus décisionnel de son engagement est hautement intéressant d’un point de vue stratégique et opérationnel, tant en raison de son succès relatif que parce qu’elle préfigure largement les engagements qui suivront sur le continent.

Développement

  • Janvier 1991 : la situation somalienne dégénère ; la communauté internationale se mobilise

La naissance du militaro-humanitaire

D’un type militaire nouveau, l’intervention militaire française en Somalie reflète un changement de paradigme de l’action militaire, au tournant du XXe et XXIe siècle. La fin de la Guerre Froide a profondément bouleversé les équilibres internationaux et, pour la première fois, la Russie a cessé d’opposer son véto à chaque décision du Conseil de Sécurité onusien. Sur la scène internationale, le jeu des puissances a changé et les pays occidentaux ont décidé de relever le défi de la paix et sécurité internationale. L’intervention en Somalie s’inscrit dans la dynamique nouvelle des opérations de maintien de la paix, elle condense tous les défis qui se poseront par la suite aux décideurs militaires sur le continent africain.

Actions violentes, réactions onusiennes

En janvier 1991, la dissolution de l’URSS n’est pas encore prononcée que les luttes de pouvoir s’exacerbent en Somalie. La chute du dictateur Siyad Barré a laissé place à une rivalité violente entre le général Aydid, que les Etats-Unis choisiront comme fauteur de troubles, et Ali Mahdi, président intérimaire. Au-delà du combat politique, le pays sombre peu à peu dans la guerre des clans. La situation humanitaire atteint un point critique alors que l’aide internationale est détournée par des actions criminelles et que la famine fait des ravages. C’est ce désastre humanitaire, dont la visibilité est multipliée par une médiatisation nouvelle, qui attire l’attention de la communauté internationale. Au printemps 1992, le Conseil de Sécurité décide de l’envoi d’observateurs sur place. Suite à leur rapport sur le non-respect du cessez-le-feu et le désastre humanitaire, poussé également par une grande mobilisation internationale, la Conseil adopte en décembre 1992 la résolution 794 pour monter l’opération Unitaf, force d’intervention internationale. Côté américain, celle-ci se traduit par l’opération Restore Hope (rendre l’espoir) et côté français, par l’opération Oryx (du nom d’une petite gazelle africaine). La résolution onusienne aligne ses priorités sur la situation humanitaire, qui indigne le plus la communauté internationale. Se disant « profondément troublé par l’ampleur de la tragédie humaine », le Conseil de Sécurité met l’accent sur la sécurisation des transports d’aide, notamment alimentaire. Cette fusion des mécaniques humanitaire et militaire relève de la nouvelle orientation des interventions militaires en Afrique. C’est une approche inédite de la guerre, où les militaires occidentaux interviennent en force d’interposition plutôt que partie prenante au conflit.

L’Etat souverain au sein d’une mission internationale

Concernant la Défense française, ce changement de paradigme implique une extension du panel de compétences des militaires et il modifie partiellement la chaîne de commandement. De même, la participation de la France à une mission internationale et la conversion des soldats en casques bleus suppose aussi quelques changements dans le processus décisionnel.

Tout d’abord, puisque les raisons suscitant l’intervention ont changé, la stratégie et les objectifs changent aussi. En Somalie, le premier état final recherché (EFR) fixé par le Conseil de Sécurité est la normalisation de la situation humanitaire, avant le retour à la paix. Ce dernier implique de nombreux outils de politique étrangère, qui dépassent l’action militaire. Il se décide au niveau international, à l’échelon du Conseil de Sécurité. Cependant, une dimension fondamentale de l’ONU est la souveraineté des Etats qui la composent. La transposition des directives internationales en ordres nationaux relève uniquement de la bonne volonté des Etats participants à l’opération. En novembre 1992, les Etats-Unis proposent devant l’Assemblée des Nations-Unies d’établir une force internationale placée sous leur leadership pour sécuriser le travail humanitaire. Le Conseil de Sécurité accepte l’offre. Le 3 décembre 1992, vingt-quatre pays décident de coopérer avec l’opération conduite par les Etats-Unis sous l’égide de l’ONU en Somalie. L’opération prend le nom d’UNITAF (Unified Task Force) et est autorisée à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour assurer la protection des efforts humanitaires. En France, selon les directions indiquées par le Quai d’Orsay, la priorité de l’intervention militaire française est donc de porter secours à la population.

En outre, des dimensions inhérentes au territoire somalien viennent compléter la décision d’intervention. De nature moins « noble », elles ne sont pas autant mises en avant que la volonté de porter secours aux populations. Pourtant, elles sont aussi impliquées dans les motivations pour accepter de coopérer dans la mission internationale et mobiliser l’armée.

Position géostratégique de la Somalie

La position de carrefour nord-est africain du territoire somalien est aussi importante que ses attraits économiques. Le fait qu’ils soient directement menacés par l’instabilité politique du pays en fait une priorité stratégique dans la politique africaine de la France.  Situé sur la partie côtière de la corne de l’Afrique, la Somalie est directement concernée par la question de la piraterie dans le golfe d’Aden et l’océan Indien. Malgré son immense pauvreté et l’absence presque totale d’infrastructures de développement, elle exerce un attrait considérable par ses ressources naturelles en uranium, fer, bauxite, cuivre et hydrocarbures. Au-delà de son riche sous-sol, sa position avantageuse sur les routes commerciales d’Afrique de l’Est détermine l’attention que le monde occidental finit par lui accorder.

Une médiatisation tardive…

L’étude chronologique de la place accordée à la Somalie sur l’agenda international révèle une prise de conscience tardive. Pendant longtemps, la division issue de la Guerre Froide a bloqué ne serait-ce qu’une déclaration préoccupée à ce sujet. Lorsque la bipolarisation s’achève, le monde a les yeux tournés vers le Golfe persique. La Somalie est éclipsée par la question irako-koweïtienne et la communauté internationale n’est pas encore informée de la situation d’apocalypse en Somalie. Le fait que les débuts du processus de prise de décision et d’action correspondent aux débuts de la médiatisation internationale de la question révèle la place nouvelle prise par les journalistes dès la fin du XXe siècle sur un théâtre de guerre. Préfigurée dans la guerre du Golfe, elle se confirme avec l’intervention en Somalie.

… Mais puissante.

En outre, la Guerre du Golfe marque également les débuts de l’engagement intellectuel dans les causes à l’origine de l’intervention. Au début des années 1990, les intellectuels s’appuient sur le nouvel visage « humanitaire » de la guerre pour justifier leur implication dans le processus de décision. A la différence des autorités militaires, opérant plus ou moins en circuit fermé, les intellectuels ont la volonté d’impliquer toute la société. Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé et de l’Action Humanitaire, se sert de sa position publique pour engager la société, jusqu’aux plus jeunes, à se préoccuper du sort des Somaliens. Qualifiant le pays « d’enfer sur terre », il lance une campagne de collecte de riz dans les écoles en octobre 1992. Or, dans une démocratie, les préoccupations de la population participent à la création d’un point sur l’agenda politique. Au même titre que la pression internationale issue de la résolution onusienne, le ministère des Affaires Etrangères est porté par une forte poussée nationale pour agir en Somalie. Le 5 décembre, Bernard Kouchner est lui-même présent sur les plages somaliennes, devant les caméras. Sac de riz à l’épaule, sa photo fera le tour du monde. L’enjeu d’influence est majeur. Aux yeux des populations du monde entier, la France défend les droits de l’homme, à la sueur du front de ses ministres.

Les raisons motivant une intervention de taille au sein de la mission internationale furent donc nombreuses, bien que seule la dimension humanitaire fût mise au premier plan. Dans le cycle du processus décisionnel, la première phase s’achève pour les autorités civiles. A l’action des diplomates, politiques, intellectuels et journalistes succède celle des militaires. Les étapes d’observation et d’orientation cèdent la place à la décision et l’action stratégiques.

  • Au sein d’une mission internationale, l’état-major particulier du Président construit une stratégie de retour à la paix

Coordination internationale

La particularité de l’intervention Oryx tient notamment au fait que, opérant dans une mission internationale, l’état-major français doit intégrer sa stratégie opérationnelle au sein d’une stratégie globale. Il doit s’assurer que celle-ci ne contredit pas les stratégies des autres Etats participants. Pour cela, les états-majors de chaque pays se réunissent afin de diviser le pays en zones et de coordonner leurs actions.

Chaîne de commandement nationale

Le 7 décembre 1992, le président François Mitterrand décide de l’envoi de 2 100 hommes au sein de l’UNITAF. Pour cela, il est conseillé par son état-major particulier, qui assiste le président dans son rôle de Chef des armées (article 15 de la Constitution) et fixe la stratégie de déploiement et d’opération en Somalie. A l’époque, celui-ci est commandé par le général de division (pas encore général d’armée) Christian Quesnot. C’est cet état-major qui assure la liaison avec le Ministère de la Défense, qui n’est pas directement impliqué dans le processus de décision (il est dirigé à l’époque par Jean-Pierre Chevènement), ainsi qu’avec l’état-major des armées, qui applique les décisions (il est commandé à l’époque par l’amiral Jacques Lanxade). Si la Constitution de la Ve République était prise à la lettre, le premier ministre, en tant que chef de l’administration, devrait être impliqué dans la décision, car l’armée est une administration. Cependant, l’interprétation gaullienne de la Constitution considère la Défense comme étant le « domaine réservé » du Président de la République. Ainsi, ni Michel Rocard, ni Edith Cresson, ni Pierre Bérégovoy, ni Edouard Balladur n’ont directement pris part au processus décisionnel.

Déploiement français en Somalie

En accord avec les officiers des autres pays prenant part à la mission, l’état-major des armées conseille au Président de déployer des troupes pré-positionnées à Djibouti (FFDJ), ce qui leur permet d’être opérationnelles dès le 8 décembre. Sous le commandement du général de brigade Delhomme, adjoint du commandant de la 9e division d’infanterie de marine, l’opération Oryx est placée sous le contrôle opérationnel d’un général américain. Lieutenant général du corps des Marines, le général Johnston commande à la fois les troupes alliées de l’UNITAF et les troupes américaines de l’opération Restore Hope. Au sein du régiment français, le contre-amiral Hubert Foillard, qui commande les forces navales dans l’océan indien, effectue la liaison avec le haut commandement américain.

En tout, le détachement Oryx mobilise près de 4 000 militaires. Leur déploiement en Somalie s’effectue en plusieurs phases successives. Concernant les FFDJ, dès la fin du mois de novembre, leur état-major les avait organisées en deux bataillons d’infanterie motorisés. A ces bataillons, formés autour du 5RIAOM et de la 13e DBLE, viennent s’ajouter une BLAP, une compagnie du génie, une brigade prévôtale, un détachement de soutien (formé à partir du 10e BCS) et, ultérieurement car venant de France, un bataillon de soutien logistique (BSL). Enfin, il y a un dispositif de surveillance maritime, composé de trois frégates dont une anti sous-marine et une de surveillance, ainsi qu’un bâtiment de commandement ravitailleur. Débarquées à Mogadiscio, les troupes rallient leur zone de déploiement dans les provinces de Bay et de Bakol. Parmi celles qui viennent de France, un transport de chalands de débarquement, le TCD Foudre, appareillant de Toulon, débarque le 13 décembre un détachement de l’ALAT et 250 militaires. L’aviation alors composée de dix hélicoptères AS 530B Puma et douze hélicoptères antichars Gazelle. Pour compléter l’infanterie, le 15 décembre le roulier Saint-Beaume transporte une compagnie VAB du 3e RIMa. Ce n’est qu’à la fin du mois de décembre que les échelons de commandement et de santé arrivent à Mogadiscio.

ONUSOM II

Encouragés par le succès de la première action conduite en Somalie, dont le mandat unique était de sécuriser les convois alimentaires afin que les ONG puissent continuer à travailler sans exposer la vie des humanitaires, les Nations Unies décident d’une seconde mission en mars 1993. L’UNITAF est dissolue le 4 mai 1993 pour céder la place à l’ONUSOM II, votée le 26 mars par la résolution 814. Cependant, son mandat unique a été reproché à l’UNITAF. En raison de l’interdiction faite aux Casques bleus de se servir de leurs armes (déployés selon le chapitre 6 de la Charte), le cessez-le-feu est ignoré et les combats continuent.  Ainsi, l’objectif d’ONUSOM II est plus ambitieux. Il s’agit de désarmer les seigneurs de guerre. Le premier d’entre eux, Mohamed Farah Aïdid, est celui que les Etats-Unis considèrent comme le plus dangereux. Au niveau opérationnel, les casques bleus, cette fois encore, principalement américains, combattent donc contre son organisation, l ‘Alliance nationale somalienne. C’est le récit de cet échec que raconte la Chute du Faucon Noir. Or, quelques mois plus tôt, dans l’opération Oryx II, l’état-major français avait fixé les mêmes objectifs, contre les mêmes adversaires, mais avait rencontré plus de succès.

            ORYX II

Juin 1993. Le faucon noir n’a pas encore chuté, mais à Mogadiscio le contexte était déjà très tendu. Sans difficulté majeure toutefois, le contingent français s’est adapté à sa mission et à l’environnement de Bakol. Par leur comportement et l’application des objectifs fixés, les militaires ont font baisser la tension dans la zone. Dans le même temps, ils ont participé aux interventions humanitaires patronnées par l’ONU. En quatre mois, la liberté de circulation a été rétablie et ils ont pu entamer la reconstruction des villages. Toutefois, engagé sur d’autres théâtres d’opération extérieurs, le gouvernement français décide de réduire son engagement et obtient de l’ONU une réduction de la moitié du détachement Oryx.

13 avril 1993, la phase Oryx II commence, sous les ordres du général Quadri. Sont également placés sous son commandement un bataillon marocain et un escadron grec d’automitrailleuses. L’ensemble du groupe prend le nom de « brigade de Baïdoa ». Malgré les réductions d’effectifs, la zone confiée aux militaires français s’étend. Outre la province du Bakol, elle couvre la province du Bay et le district du Bas-Chebele. En tout, 70 000 km2. Sur le terrain, escortes, patrouilles et embuscades se poursuivent, ainsi que les distributions de nourriture et médicaments. Par ailleurs, viennent désormais s’ajouter les coups de main pour confisquer des armes et une mission d’importance majeure pour les soldats français : la formation des premiers FAS somaliens (forces auxiliaires de sécurité). Dans la province confiée au régiment français, l’opération avance rapidement, la zone se stabilise peu à peu et le retour vers la paix progresse. Dans la capitale en revanche, la situation se détériore de plus en plus et vingt-quatre casques bleus pakistanais sont tués. C’est d’ailleurs à ce moment que le Conseil de Sécurité modifie le mandat casques bleus. Lorsque l’UNITAF devient l’ONUSOM et la résolution 837 établit que les troupes peuvent « prendre toutes les mesures nécessaires » pour garantir la livraison d’aide humanitaire, en accord avec le chapitre VII de la charte des Nations Unies.

 L’approche multi-facette de la guerre de l’état-major français

 Le savoir-faire militaire français est encore démontré lorsqu’en juin, l’ONUSOM prélève un groupe d’hommes sur la brigade de Baïdoa, qu’elle envoie à Mogadiscio pour une semaine. Alors que sous les ordres du général Quadri, la situation revient peu à peu à la normale et à la faveur des orientations données par l’ONU, les soldats d’Oryx entreprennent de se consacrer aux actions humanitaires, au redressement économique de la région et à la réhabilitation des autorités administratives. De fait, contrairement à la mission onusienne, principalement concentrée sur la dimension policière de l’intervention, l’état-major français assume les aspects politiques et sociaux de la crise somalienne. Aux sécurisations des axes de communications et approvisionnements des villages s’ajoutent des mesures complémentaires. C’est à ces activités nouvelles que l’on observe le nouveau panel de compétences déployé par les militaires français. Or, cette nouvelle dynamique est un aperçu très représentatif du nouveau rapport que l’armée française va déployer avec le continent africain.

 En octobre 1993, le gouvernement considérant que les objectifs qu’il a fixé en concertation avec les autorités onusiennes ont été atteints, il obtient la relève de ses responsabilités en Somalie. Toutefois, afin d’achever le passage de relais aux FAS (Forces Armées Africaines), un Détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) est constitué à partir des forces de Djibouti.

  • L’expérience somalienne, symbole des défis du continent noir

Les deux grandes particularités de la mission Oryx sont de s’intégrer dans une mission internationale d’une part, et dans une mission militaro-humanitaire d’autre part.

Concernant la dimension onusienne, cela implique que commandement des forces est multiple et international. Au sein de ce multilatéralisme décisionnel, le gouvernement français est néanmoins parvenu à fixer une stratégie propre à son détachement, en cohérence avec les objectifs onusiens. Pour cela, sur place, la mission fut déclinée en deux phases. La première, durant laquelle les soldats doivent garder les dépôts de vivres et surveiller leur distribution, s’aligne parfaitement sur les demandes de l’ONU. La deuxième phase reflète plus nettement la préoccupation de retour à la paix que de sauvegarde humanitaire, ainsi que l’ambition militaire française d’aller plus loin sur un théâtre africain. Il s’agit de la recherche et destruction des dépôts d’armes et de munitions, le renseignement sur les bandes qui pillent les convois d’aide, ainsi que le déminage des lignes de communication. Au contraire, ces questions pourtant centrales de désarmement et démobilisation durent attendre plusieurs mois avant d’être réellement considérées par l’UNITAF et l’ONUSOM.

L’orientation humanitaire de l’intervention exige des militaires un large panel de compétences. Elle impose un devoir constant de rassurer, informer et assister les Somaliens dans leur vie quotidienne, également à aider les notables à restaurer la structure administrative nationale.

L’issue des combats menés par les militaires français n’aboutit pas à la haine des populations somaliennes pour les militaires américains. Moins de miliciens paramilitaires périssent et les pertes civiles, si elles existent, sont infimes. Le contraste entre les résultats de ces deux opérations s’explique par la différence d’approche, pas tant aux niveaux opératifs et tactiques, mais plutôt dans la boucle du processus décisionnel. Tout d’abord, les troupes françaises n’attendent pas au sol que leur commandant prenne des décisions depuis un JOC. Celui-ci est présent, avec elles au milieu des combats. Appréhendant directement la situation, il a les moyens de réagir immédiatement. Ce mode de fonctionnement permet d’éviter une chaine de commandement complexe, qui peut être un amplificateur de confusion.

Par ailleurs, l’état-major français attache autant d’importance à la formation des officiers que des sous-officiers. Elle est faite de manière à encourager l’initiative des commandants d’unités et à développer leur « intelligence de situation ». Cette approche est renforcée par le fait que les militaires français sont habitués à des engagements de petite taille, où une seule compagnie peut être engagé sur un théâtre d’opération lointain.

Enfin, il faut rappeler l’expérience africaine des militaires français, notamment celle des « marsouins », positionnés à Djibouti, ainsi que leur connaissance du terrain. Ils sont tous équipés d’images et cartes de la zone et des hélicoptères leur apportent un soutien aérien rapproché. Cette présence constante permet de les renseigner en temps réel (sans que l’information ne transite par des moyens de communication lointains et complexes) sur les évolutions de la situation (mouvements de milices ou de civils, etc.).

Concernant l’armement, les décideurs français appliquent également une stratégie qui leur est propre. Les armes utilisées en priorité sont légères, ni roquettes ni charges explosives ne sont employées. Le faible taux de pertes civiles s’explique par les techniques de combat employées et le choix des armes. L’utilisation de tireurs d’élite, de fusils de précision FRF2 ou de FAMAS en combat rapproché permet une justesse dans l’élimination des cibles. En terrain africain, une approche privilégiant la puissance de feu à la précision dans le tir menace toute la population civile qui assiste au combat, femmes et enfants compris. Or, outre les considérations éthiques, préserver les populations civiles revient également à se prémunir contre leur haine à l’égard des militaires occidentaux et à assurer la légitimité de l’action. De plus, connaître les théâtres d’opération africains permet aux militaires français de savoir que les maisons de terre des environnements urbains sont hautement vulnérables face à l’emploi de roquettes ou des munitions lourdes.

De manière générale, l’application opérationnelle et tactique des choix stratégiques effectués par les décideurs français amène pour résultat le fait que les soldats conservent l’initiative tout au long de l’opération, sans « subir » les évènements.

 Conclusion

Prendre en compte les considérations des soldats, qui refusent de mélanger les fonctions militaires et humanitaires, ne doit pas empêcher de considérer comme un point positif la nouvelle approche déployée en Somalie : une chaîne décentralisée de commandement, un éparpillement des unités, et surtout des efforts pour instaurer une confiance entre Français et Somaliens. Ceux-ci ont permis de réduire l’insécurité dans les zones sous contrôle français. Sans aller jusqu’à renouveler l’expérience de la fusion militarohumanitaire, il est désormais majeur pour les militaires français en théâtre africain de discuter, écouter et prendre en compte les demandes des populations. Cette approche, aux effets hautement positifs sur le long terme, est facilitée par le déploiement de soldats français à Djibouti, qui connaissent déjà bien ces régions de l’Afrique et leurs habitants.

Malheureusement, une observation globale de l’intervention Restore Hope amène à constater que les derniers contingents internationaux ont quitté un pays où rien n’était réglé, ou presque. La transition entre UNITAF et ONUSOM II, si elle a donné aux Casques bleus une plus grande marge de manœuvre, a eu l’effet pervers de sembler soutenir l’une des factions. A la faveur de la mainmise américaine sur l’intervention, la lutte contre les troupes du général Aydid a permis à ce dernier de reconstruire des solidarités claniques, de mobiliser des liens traditionnels autour de lui, en désignant l’étranger comme l’ennemi.

L’instabilité des institutions et le désarroi social des populations ont entrainé la bascule du pouvoir vers des autorités traditionnelles. Les Tribunaux islamiques sont désormais la réponse locale à l’insécurité. Sur le plan économique, les chefs de guerre sont peu à peu remplacés par des gangs communautaires, ne portant aucun projet politique pour l’avenir du pays.

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Etudes et rapports militaires

Centre de Doctrine d’Emploi des Forces, « Oryx : un succès méconnu (1992-1994) », Les cahiers du Retex, février 2014.

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GAYFFIER DE BONNEVILLE (de) Anne-Claire, « L’intervention en Somalie 1992-1993 », Revue historique des armées, n°263, 2011, p.93-103.

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Ouvrages

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Par Les Logiques d’Arès

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