En souvenir de Marcien Towa (1931-2014)

2 juillet 2014 | Marcien Towa s'en est allé

Aujourd’hui, c’est le 02 juillet 2020. 

En effet, il y a six ans que Marcien Towa nous a quittés.

Le Club de Philosophie Kwamé Nkrumah est heureux de se souvenir de sa place dans notre univers philosophique.

Il se pourrait que son Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle sorte bientôt des programmes de philosophie des classes de terminale des lycées et collèges du Cameroun. Une œuvre doit être inscrite au programme trois années de suite, même si elle peut y revenir. C’est déjà arrivé à ce livre. On peut donc s’incliner, car le respect scrupuleux des règles fait la force des institutions. De ce point de vue, les principes qui les guident doivent, pour être pris au sérieux, être universels et universalisables.   

Il reste que la vie des idées, et donc la postérité intellectuelle d’un penseur comme Marcien Towa peuvent vivre autrement, de façon plus souterraine – au gré de l’enseignement, des recherches (thèses, mémoires, etc.), de son usage dans le débat public local ou international, des colloques, des séminaires, etc. Elle rayonne aussi en s’appuyant sur des cercles comme le nôtre où un exposé a d’ailleurs été consacré à sa pensée au mois de mars 2020 par Arsène

Bekolo Mete’e. Ce rayonnement se diffuse aussi par le biais de fondations. Il est heureux que sa famille ait créé la « Fondation Marcien Towa » en 2015, que dirige Evelyne Towa NgaEloundou. La « Fondation Marcien Towa » met, entre autres, à la disposition du public, son immense bibliothèque. Par ces voies et bien d’autres, une pensée reste vivante et peut innerver en profondeur, sur le plan des idées, le corps social. 

On le voit avec le mouvement « Black Lives Matter » dont l’impact et les conséquences sociales et politiques sont liés aux nouvelles orientations méthodologiques dans les sciences sociales que sont les Postcolonial, Cultural, Decolonial Studies.

 Pour plusieurs raisons, la forme que prennent ces méthodologies s’oppose de façon frontale aux acquis intellectuels issus de la philosophie de Marcien Towa : 

L’universel ne peut s’animer que si chaque particulier se saisit subjectivement comme universel, et de ce fait entre en opposition avec les autres particuliers qui, eux aussi, s’appréhendent subjectivement comme universels. Ce sont ces oppositions qui, seules, déterminent un courant d’échanges entre les différentes cultures (Poésie de la négritude, Sherbrooke, Naaman, 1983, pp. 297-298). 

Aussi, contre des tendances similaires à la pensée postcoloniale, critique de l’Un, a-t-il toujours pensé que la rigueur dans la pensée doit primer sur le souci de l’affirmation de la particularité et de l’originalité. De ce point de vue, l’universel ne peut être conçu comme coexistence des particuliers que chacun appréhenderait intérieurement comme particulier ; il s’agirait, non d’un universel vivant, mais d’un agrégat inerte d’éléments juxtaposés, comme dans les premiers dialogues platoniciens avec leurs unités massives d’ordre spirituel similaires à l’Un parménidien. Réalité véritable, immuable et inaltérable, l’Un y est opposé au multiple, l’autre de l’essence étant relégué à l’apparence. L’atomisation de l’Un suivant chaque essence fait que chaque un est identique à lui-même, car l’Un de Parménide est identique au Tout. On voit ici une liaison entre l’ontologie et la méthodologie (qui permet de connaître la réalité), celle-ci découlant de la première. 

Contre l’essentialisme de Blyden et de Senghor qui annonce les orientations postcoloniales et décoloniales actuelles, Marcien Towa mène ce débat à partir de Platon dans le chapitre III d’Identité et transcendance intitulé Essentialisme culturel et transcendance, travail issu de sa thèse publiée en 2011. 

En s’enfermant dans le particulier, les méthodologies liées aux Postcolonial, Cultural and Decolonial Studies aboutissement à la juxtaposition des particuliers, souvent biologisés ou encore racialisés. Comme il ne peut y avoir de relations entre les différentes essences qui ne connaissent pas le divers, on ne peut parler des réalités culturelles qu’en termes raciaux ou racialistes : féminisme noir vs féminisme blanc, l’interdiction faite à un Blanc de chanter une chanson créée par un Noir, vision du monde constituée d’entités identitaires closes et juxtaposées, etc. On parle aussi, après Jean-Paul Sartre et Albert Franklin de racisme antiraciste – que Marcien Towa a, de façon ferme, rejeté :

Quant au racisme anti-raciste … cette définition ne concerne ni Senghor ni Césaire, car la négritude de Senghor est bien un racisme, mais non un anti-racisme, tandis que celle  Césaire est anti-raciste, mais en aucun cas déterminable, raciste … car pour autant que l’âme noire de Senghor s’avère indiscernable du racisme colonial, sa réfutation ne porte en fait que sur l’idéologie coloniale (idem, pp. 283-284). 

Il se trouve que l’idée d’un racisme anti-raciste revient dans le discours décolonial et son ethnicisation ou racialisation des discours qui accompagnent les luttes actuelles (monde blanc contre monde noir, féminisme noir contre féminisme blanc). 

On peut se réjouir que le travail d’appropriation de la philosophie de Marcien Towa se poursuive, comme on le voit à travers l’Afrique et le monde. Hier, en plus de l’ancienne traduction de l’Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle aux EtatsUnis, le philosophe érythréen Tsenay Serequeberhan a traduit deux textes dans Marcien Towa’s African Philosophy (The Idea of a Negro-African Philosophy, Propositions on Cultural Identity, Asmara, Hdri Publishers, 2012). Les chercheurs brésiliens Roberto Jardim da Silva et Nathalie Anne-Marie Dessartre, sous la supervision du professeur Paulo Vinicius Baptista da

Silva, ont publié la version portugaise de l’Idée d’une philosophie négro-africaine sous le titre

A Ideia de uma Filosofia negro-africana (Santa Cruz-Belo Horizonte, Nandyala, coll. « NEAB », 2015). Après le décès de Marcien Towa, Jacob Emmanuel Mabe a publié en

Allemagne Apologie de la raison, Hommages à Marcien Towa (1931-2014) – The Apology of Reason. Hommages to Marcien Towa (Nordhausen, Traugott Bautz, 2015). Deux soutenances récentes de thèses dans les universités ont porté en partie sur son œuvre, notamment celle de Arsène Bekolo Mete’e (La Philosophie camerounaise et le problème du développement de l’Afrique, Université de Yaoundé 1, 2017) et celle Théodore Moukouné Elombè (Rationalité et irrationalité dans la philosophie africaine. Etude critique des pionniers de la philosophie camerounaise, 23 septembre 2019).  Le philosophe camerounais Lucien Ayissi (il avait publié dans sa collection « Problématiques africaines » à L’Harmattan en 2011 Identité et transcendance) a déposé pour une publication imminente à L’Harmattan un collectif dont le titre est La Philosophie de la libération et de l’émancipation de Marcien Towa. Adoulou Ndiomo Bitang a écrit un livre Par-delà le soupçon. Essai sur la réception philosophique de l’œuvre de Marcien Towa (en deux volumes). Il commémore sur sa plateforme Webinar, dans le « Groupe de recherche sur la philosophie africaine. Débats et questions », les six ans de la disparition du philosophe camerounais avec un texte intitulé L’actualité de l’héritage philosophique de Marcien Towa (5 janvier 1931-2juillet 2014). Sans viser à l’exhaustivité, on peut citer un dernier écrit qui paraîtra sous peu de Siméon Clotaire Mintoumé, et intitulé Marcien Towa. Progrès scientifiques et émancipation des peuples (avec une préface de C. R. Mbele dont le titre est : De la valeur morale élevée de la puissance matérielle).

 Au cours d’une soutenance de thèse en 2019 à l’Université de Douala sur la philosophie camerounaise, Joseph Nsamè Mbongo, s’adressant au candidat, a eu ce mot : Vous ne pouvez imaginer les forces colossales contre lesquelles s’est battu Marcien Towa. Il s’agit des forces mises en branle par le système mondial de domination et d’exploitation. L’expression philosophique de ce dernier se voit aujourd’hui dans la virulente critique de la raison et des formes de la rationalité mises en place, depuis la Renaissance, pour permettre l’extension en largeur et en profondeur de l’égalité et de la maîtrise de la nature. L’éloge du paranormal, du dionysiaque, de l’émotivité a pour objectif de combattre la pensée rationnelle qui en est l’âme. Ce sont ces formes de pensée qui s’expriment dans le postmodernisme philosophique, et dans son surgeon tropical, la pensée postcoloniale qui refusent que nos sociétés pensent elles-mêmes leur avenir, se donnent un cap autonome.  

Au-delà des querelles dérisoires sur les appartenances disciplinaires, les coryphées locaux de la pensée postcoloniale doivent être lus, connus, exposés de façon méthodique pour se donner le moyen de les critiquer en fonction de ce qui tenait à cœur à Marcien Towa : la raison, l’égalité, la justice, notre maîtrise de la science appliquée, dont l’âme est la raison.

Nourrir une peur irraisonnée des sciences sociales, c’est soit laisser entendre qu’on a peur des faits ou qu’on veut les construire comme le font les diverses resucées de l’idéalisme transcendantal. C’est aussi aller contre l’esprit philosophique de Marcien Towa qui prenait en charge ce qui est et ce qui est en cours pour penser notre but fondamental : la libération comme possibilité du développement au sens moderne.

On voit l’usage vivant que Marcien Towa en fait dans le texte que je vous donne maintenant à lire – et qui a pour titre Les jeunes et les sectes. 

Charles Romain Mbele

Secrétaire exécutif du Club de Philosophie Kwame Nkrumah

             

LES JEUNES ET LE PHENOMENE DES SECTES

 

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