ÉTAT DE GUERRE GLOBAL

Extrait du premier chapitre de « Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire », second volume d’« Empire », qui a été publié aux éditions de la Découverte, en septembre 2004.

Ce qui est spécifique à notre époque est le fait que la guerre n’est plus l’élément final de la séquence du pouvoir – l’usage de la force en dernier ressort – mais son élément premier et principal, la fondation même du politique. La souveraineté impériale produit de l’ordre non pas en mettant un terme à la « guerre de tous contre tous » mais en proposant un régime d’administration disciplinaire et de contrôle politique directement fondé sur une action guerrière continue. Autrement dit, l’usage constant et coordonné de la violence devient la condition nécessaire au bon fonctionnement de la discipline et du contrôle. »                                                                          

Archive d’avril 2004

Lorsque l’état d’exception devient la règle et la guerre une condition permanente, la distinction traditionnelle entre guerre et politique tend à s’estomper. D’Eschyle à Shakespeare, toute la tradition de la tragédie n’a eu de cesse de souligner la propension de la guerre à se prolonger indéfiniment et à proliférer. Aujourd’hui, la guerre tend à s’étendre plus encore et à devenir une relation sociale permanente. Certains auteurs contemporains essaient de rendre compte de cette nouveauté en inversant la formule de Clausewitz (…) : la politique s’apparente toujours plus à la guerre menée par d’autres moyens. Cela veut dire que la guerre est en passe de devenir le principe premier d’organisation de la société, et la politique une de ses modalités. Ce qui tient lieu de paix civile n’est donc en réalité que le passage d’une forme de guerre à une autre.

Les théoriciens de l’insurrection et de la politique révolutionnaire, notamment au sein des traditions anarchiste et communiste, ont eux aussi longtemps tenu des propos analogues sur l’impossibilité de différencier la guerre et la politique. Mao Zedong affirmait par exemple que la politique n’est rien d’autre qu’une guerre sans bain de sang. Dans une tout autre perspective, Antonio Gramsci distinguait parmi les stratégies politiques celles qui relèvent de la guerre de position et celles qui s’apparentent à la guerre de mouvement. Il n’en reste pas moins que ces théoriciens étaient confrontés à des périodes exceptionnelles, des périodes d’insurrection et de révolution. Si l’affirmation selon laquelle la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens est de nature différente et constitue une nouveauté, c’est parce qu’elle renvoie au fonctionnement normal du pouvoir, en tout lieu et en tout temps, au sein de chaque société comme au-dehors. Michel Foucault va jusqu’à dire que la fonction de pacification sociale qui est celle du pouvoir politique implique la retranscription constante de ce rapport de force fondamental dans une sorte de guerre silencieuse, mais aussi sa réinscription dans les institutions sociales, les systèmes d’inégalité économique, et jusque dans la sphère des relations interpersonnelles ou sexuelles. En d’autres termes, la guerre devient la matrice générale de toutes les relations de pouvoir et de toutes les techniques de domination, qu’il y ait bain de sang ou non. La guerre est devenue un « régime de biopouvoir », c’est-à-dire un mode de gouvernement qui ne vise pas seulement à contrôler la population mais aussi produire et reproduire tous les aspects de la vie sociale. Cette guerre est porteuse de mort mais elle doit aussi, paradoxalement, produire de la vie. Cela ne signifie pas que la guerre ait été domestiquée ou que sa violence soit atténuée, mais plutôt que la vie quotidienne et le fonctionnement normal du pouvoir ont été imprégnés par la menace et la violence de la guerre.

[…]

L’un des indices du caractère productif et constituant que la guerre revêt désormais est le passage du paradigme politique de la « défense » à celui de la « sécurité », tel qu’il a été défini par le gouvernement des États-Unis, notamment dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » menée depuis le mois de septembre 2001. En termes de politique étrangère, ce passage de la défense à la sécurité recouvre la transition d’une posture réactive et conservatrice à une démarche active et constructive, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières nationales. On passe ainsi de la préservation de l’ordre social et politique à sa transformation, et d’une démarche militaire réactive, qui répond aux attaques extérieures, à une attitude active qui vise à devancer de telles attaques. Il faut garder à l’esprit le fait que toutes les nations démocratiques modernes ont déclaré hors-la-loi l’agression militaire sous toutes ses formes, et que leurs constitutions n’autorisent leurs parlements qu’à déclarer des guerres défensives. De la même façon, le droit international a toujours interdit sans ambiguïtés les attaques préventives à partir du fondement juridique constitué par l’indépendance souveraine de États. La justification actuelle des frappes et des guerres préventives menées au nom de la sécurité sape les fondations de la souveraineté et rend les frontières nationales de plus en plus obsolètes. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières, les tenants de la sécurité exigent donc bien plus que la simple conservation de l’ordre des choses – si l’on attend pour réagir aux menaces, disent-ils, il sera trop tard. La sécurité requiert une transformation constante et active de l’environnement, à travers une activité militaire et policière. Un monde sécurisé ne peut être qu’un monde activement remodelé. La notion de sécurité recouvre ainsi une forme de biopouvoir, au sens où elle implique un travail de production et de transformation de la vie sociale dans son ensemble.

Si la guerre n’est plus une circonstance exceptionnelle mais l’état normal des choses ; si, en d’autres termes, nous sommes déjà en état de guerre, celle-ci doit nécessairement cesser d’être une menace et une force déstabilisante pour la structure du pouvoir, et devenir au contraire un mécanisme actif qui produit et renforce constamment l’ordre global. La notion de sécurité brouille la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’armée et la police. Tandis que la « défense » implique une barrière protectrice contre les menaces extérieures, la « sécurité » justifie une activité constante qui se déploie tant sur le territoire national qu’en dehors.

Le concept de sécurité n’est cependant que le symptôme partiel et indirect du pouvoir de transformation expansif impliqué dans ce passage. À un niveau abstrait et schématique, on peut concevoir ce passage comme l’inversion de l’agencement traditionnel du pouvoir. On peut se représenter cet agencement des éléments de la souveraineté moderne sous la forme d’une poupée russe, dont l’enveloppe extérieure serait le pouvoir administratif et disciplinaire ; celui-ci contiendrait le pouvoir de contrôle politique, qui renfermerait à son tour, en dernière instance, le pouvoir de faire la guerre. Le caractère productif de la sécurité exige cependant que l’ordre dans lequel ces formes sont emboîtées et les priorités qu’il définit soient inversés, de telle sorte que la guerre constitue maintenant l’enveloppe extérieure, dans laquelle se loge le pouvoir de contrôle, qui abrite finalement le pouvoir disciplinaire.

Ce qui est spécifique à notre époque est le fait que la guerre n’est plus l’élément final de la séquence du pouvoir – l’usage de la force en dernier ressort – mais son élément premier et principal, la fondation même du politique. La souveraineté impériale produit de l’ordre non pas en mettant un terme à la « guerre de tous contre tous », pour reprendre la formule de Hobbes, mais en proposant un régime d’administration disciplinaire et de contrôle politique directement fondé sur une action guerrière continue. Autrement dit, l’usage constant et coordonné de la violence devient la condition nécessaire au bon fonctionnement de la discipline et du contrôle.

Pour jouer ce rôle fondamental, tant social que politique, la guerre doit être à même de remplir une fonction constituante ou régulatrice : elle doit devenir à la fois une activité procédurale et un ordonnancement, une activité régulatrice qui produit et maintient des hiérarchies sociales, une forme de biopouvoir visant à la promotion et à la régulation de la vie sociale.

Définir la guerre à partir du biopouvoir et de la sécurité revient à transformer entièrement son cadre juridique. Dans le monde moderne, le vieil adage de Clausewitz était une conquête de la raison, dans la mesure où il faisait de la guerre une forme d’action et/ou de sanction politique, ce qui impliquait par conséquent un cadre juridique international. Celui-ci contenait à la fois un jus ad bellum (un droit de déclarer la guerre) et un jus in bello (un cadre juridique gouvernant le déroulement des hostilités). Tout au long de la modernité, la guerre fut donc subordonnée au droit international et par conséquent légalisée, ou plutôt conçue comme un instrument juridique. Lorsque nous inversons les termes, cependant, et lorsque la guerre est considérée comme le fondement de la politique intérieure de l’ordre global et de la politique de l’Empire, le modèle de civilisation moderne sur lequel reposait cette notion de guerre légalisée s’effondre. Le cadre juridique qui réglait la déclaration et la conduite de la guerre ne tient plus. Nous n’en sommes pas pour autant confrontés à l’exercice dérégulé de la violence pure. En devenant fondement du politique, la guerre doit contenir en elle-même des formes juridiques, ou, mieux encore, elle doit produire de nouvelles formes de droit procédural. Aussi cruelles et étranges que ces nouvelles formes juridiques puissent nous paraître, la guerre n’en doit pas moins devenir source de régulation et d’ordonnancement juridique. Tandis qu’elle était auparavant régulée par des lois, la guerre est désormais devenue régulatrice en produisant et en imposant son propre cadre juridique.

Dire que la guerre impériale est régulatrice et productrice d’ordre, et donc qu’elle contient en elle-même un élément constructif, ne signifie pas qu’elle soit à proprement parler un pouvoir constituant ou fondateur. Les guerres révolutionnaires modernes étaient bel et bien des instances de pouvoir constituant ; elles étaient fondatrices dans la mesure où elles renversaient l’ordre ancien et imposaient de l’extérieur de nouveaux codes juridiques et de nouvelles formes de vie. L’état de guerre impérial, en revanche, reproduit et régule l’ordre existant ; il créé du droit et de la jurisprudence de l’intérieur. Ses codes juridiques sont strictement fonctionnels dans le cadre du réagencement constant des territoires impériaux. L’état de guerre est constituant au sens où le sont les pouvoirs implicites de la constitution américaine, ou encore l’activité des cours constitutionnelles dans les systèmes juridiques fermés. Il s’agit là de systèmes fonctionnels qui font office, surtout dans les sociétés complexes, de substituts de l’expression démocratique – et qui opèrent par conséquent contre la démocratie. En tout état de cause, ce pouvoir de réagencement et de régulation n’a guère à voir avec le pouvoir constituant, au sens où ce dernier est fondation. Il représente plutôt un moyen de le remplacer et de l’étouffer.

Toni Negri

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