Le gaz naturel sénégalais : parfum d’une économie florissante?

Le 9 février 2018, la Mauritanie et le Sénégal signent à Nouakchott un accord de coopération permettant l’exploitation du gisement gazier situé sur leur frontière commune : « Grand Tortue-Ahmeyim » (GTA) ¹. Ainsi convenu, il faut attendre à 2021 pour qu’ait lieu la première production ². Découvert en 2015, le champ gazier GTA est considéré comme le plus important gisement en Afrique de l’Ouest ³. S’agirait-il d’une pépite d’or sous une autre forme?

Les frictions s’adoucissent 

Les relations complexes entre le président de la Mauritanie et celui du Sénégal, Mohamed Ould Abdel Aziz et Macky Sall, ont menacé de ralentir la mise en œuvre du projet d’exploitation du dernier gisement découvert 4 On remarque que les tensions se font également ressentir en dehors de la sphère présidentielle.

Le 30 janvier, un jeune pêcheur sénégalais a été abattu par les garde-côtes mauritaniens, alors qu’il pêchait non loin de la frontière qui abrite le gisement. En réaction, des manifestants ont saccagé des bâtiments et des commerces appartenant à des Mauritaniens (5). En geste de solidarité, Dakar a dépêché un patrouilleur afin de garantir la sécurité des autres pêcheurs sénégalais (6). Après ces événements démontrant une animosité palpable entre les deux pays, leur coopération est la manifestation d’une baisse des tensions intentionnelle au profit d’une économie en essor.

À la conquête des gisements de gaz 

En 2015, Kosmos Energy avait lancé une phase d’exploration au large de la Mauritanie et du Sénégal afin de réaliser une estimation fiable du potentiel gazier dans la région (7). Cette campagne a permis la découverte des champs gaziers et pétroliers à Tortue, Marsouin et Téranga (8).

En ce qui concerne le champ gazier Grand Tortue-Ahmeyim, les deux États ont indiqué que le partage se ferait équitablement, à 50-50, une répartition qui pourra être révisée en fonction des données techniques accumulées à l’avenir. C’est ce qu’estime Francis Perrin, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques, à Paris (9).

De plus, grâce à la signature, British Petroleum (BP) a pu lancer les appels d’offres et a mis en confiance les entreprises, explique Djibi Sow, conseiller du premier ministre mauritanien et président du comité national de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (10). En ce qui a trait aux taxes et au partage des revenus entre les deux pays et les compagnies pétrolières, le contenu de l’accord demeure inconnu (11).

Une économie en décollage 

L’exploitation du complexe GTA est estimée à 450 milliards de mètres cubes, soit 14 % des réserves de gaz du Nigeria, le plus grand producteur de pétrole en Afrique (12). Selon la présidence, les responsables des deux compagnies, en présence du président Macky Sall, ont indiqué que l’exploitation du gaz sénégalais permettra « la création de richesses et stimuler la croissance économique du pays (13) ». Alors que le Sénégal a déjà une économie en très bonne forme, la production de gaz naturel devrait en effet, encourager la croissance économique (14).

Il est tout de même important de mentionner que la situation socio-économique de la population ne reflète pas cette réalité. En 2011, le taux de pauvreté s’élevait à 47 % (15). La croissance économique supérieure à 6 % depuis les quatre dernières années aurait cependant permis de diminuer ce chiffre de 4 à 7 % (16).

Étant l’un des pôles économiques les plus importants d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal souhaite une amélioration continue de sa situation économique (17). Le pays participe donc activement au projet GTA, d’autant plus que la seule annonce de la production attire déjà des investisseurs (18).

L’appréhension d’un néocolonialisme 

Au Sénégal, la part de BP est de 60 %, celle de Kosmos Energy de 30 %, et celle de la Société des pétroles du Sénégal (Pretosen) de 10 % (19). Considérant la faible part du pays, plusieurs Sénégalais manifestent une crainte face à un néocolonialisme.

Ainsi, le Forum civil, une association de la société civile, mentionne qu’en plus de Far Limited, Cairn Energy et du géant français Total, l’État a permis à d’autres opérateurs tels qu’une compagnie pétrolière nigériane et Gazprom, une société russe, d’exploiter le champ gazier Tortue(20). Afin d’éviter une crise du gaz naturel calquée sur le modèle de la quasi-pénurie de poissons, certains suggèrent que former des négociateurs expérimentés pourrait aider la préservation des retombées économiques du Sénégal (21).

Des pêcheurs vulnérables 

L’exploitation gazière et pétrolière fait de la pêche le secteur le plus menacé (22). Premier secteur exportateur du Sénégal, celui-ci emploie environ 600 000 personnes, alors que selon l’Institut d’études de sécurité, 2 000 000 de personnes en dépendent indirectement pour leur survie en 2016 (23).

L’exploitation du gaz naturel comporte des activités pouvant déstabiliser l’équilibre de l’écosystème marin, puisque les risques de catastrophes écologiques majeures ne sont pas écartés du projet (24). De surcroit, même si les installations n’entraînent aucun incident, celles-ci constituent une source de pollution sonore et visuelle. La lumière à l’origine d’un déséquilibre de l’écosystème et le bruit éloignent certaines espèces au profit d’autres (25).

Ainsi, les spécialistes proposent, avant toute activité, une étude du milieu marin, une gestion stricte des déchets générés par les plateformes gazières. Ils souhaitent aussi une compensation au secteur environnemental, s’il est impossible d’atténuer l’impact et des formations pour réorienter certains pêcheurs vers d’autres secteurs économiques (26).

Pour réaliser une étude du milieu marin, l’environnementaliste Abou Guèye, chercheur et chargé de projet chez Edna Énergie, nous informe que la mise en œuvre d’une cartographie identifiant les potentiels impacts environnementaux et sécuritaires du projet n’est pas aisée (27). Les recherches se limitent à 700 mètres de profondeur, alors que le complexe de la Grande Tortue-Ahmeyin est à 5 200 mètres (28).

Même si l’étude d’impact n’est pas complétée, le projet de GTA est conforme aux normes, explique Sanou Dakono, juriste et environnementaliste à la Division des Évaluations d’impact sur l’environnement du ministère de l’Environnement et du Développement durable du Sénégal (29). Étant donné que le projet n’en soit qu’au premier niveau de validation, la seule chose exigée est la connaissance des préoccupations techniques des experts concernant ses diverses composantes (30).

Une porte ouverte à la corruption ? 

Jamais loin de ce qui est lucratif, la corruption est un enjeu important pour la communauté internationale et les Sénégalais. D’ailleurs, le Forum civil soulève le besoin d’une plus grande transparence de la part des compagnies et du gouvernement sénégalais en ce qui a trait aux contrats pétroliers et gaziers (31).

De plus, en ce qui regarde l’environnement, le chercheur Abdou Guèye nous met en garde face à la véracité de l’information que l’on peut retrouver dans les rapports. Sachant que ce sont les compagnies qui arrivent avec leur expertise, il peut facilement y avoir conflit d’intérêts et donc possibilité de corruption. Si les entreprises découvrent des zones marines très sensibles lors de leurs recherches, il se peut qu’elles préfèrent garder l’information ou en omettre une partie au gouvernement sénégalais pour ne pas nuire à leurs activités (32).

La formation d’experts locaux, mentionnée précédemment comme une solution, s’avère d’autant plus pertinente dans ce contexte sachant qu’elle pourrait permettre à l’État d’être plus autonome dans sa collecte de données et dans ses recherches. Ainsi, le Sénégal ne serait plus limité aux rapports des investisseurs.

Finalement, les experts et le Forum civil semblent partager l’idée que l’exploitation du gaz naturel au Sénégal nécessite une plus grande implication sénégalaise et une plus grande transparence.

Par: Vanessa Exama 
analyste en formation,
École de politique appliquée,
Faculté des lettres et sciences humaines,
Université de Sherbrooke
RÉFÉRENCES 

(1) Le Sénégal salue la découverte de gaz naturel à sa frontière avec la Mauritanie, Veille et Actualité, 2016, URL [hyperlien] afp/le-senegal-salue-la-decouverte-de-gaz-naturel-a-sa-frontiere-avec-la-mauritanie-31480/#?, consulté le 25/11/2018 

(2) De Souza, Olivier, « Sénégal : la production de gaz naturel démarrera en 2021 », Agence Ecofin, 13 janvier 2017, URL [hyperlien] /1301-43876-senegal-la-production-de-gaz-naturel-demarrera-en-2021, consulté le 26/11/2018 

Augé, Benjamin, « Le gisement transfrontalier : Le symbole d‘une relation compliquée entre la Mauritanie et le Sénégal », Éditoriaux de l’Irfi : l’Afrique en question, 27 novembre 2017, URL [hyperlien] sites/default/files/atoms/files/auge_gisement_transfontalier_tortue_2017.pdf, consulté le 04/12/2018 

(3) Augé, Benjamin, Op. Cit. 

(4) La Tribune Afrique, « Un champ gazier géant réconcilie le Sénégal et la Mauritanie », La Tribune Afrique, 11 février 2018, URL [hyperlien] fr/entreprises/industrie/energie-environnement/2018-02-11/un-champ-gazier-geant-reconcilie-le-senegal-et-la-mauritanie-768072.html, consulté le 01/12/2018 

(5) Loc. Cit. 

(6) Atcha, Emmanuel, « Gaz naturel : le premier mètre cube sénégalais serait extrait 2021 », La Tribune, 16 janvier 2017, URL [hyperlien] consulté le 26/11/2018 

(7) Loc. Cit. 

(8) Aït-Hatrit, Saïd, « Gaz MauritanieSénégal : le projet d’exploitation d’un champ offshore se développe », Jeune Afrique, 02 juillet 2018, URL[hyperlien] consulté le 01/12/2018 

(9) Loc. Cit. 

(10) Faujas, Alain, « Gaz : accord entre la Mauritanie et le Sénégal pour l’exploitation d’un champ offshore », Jeune Afrique, 12 février 2018, URL[hyperlien] consulté le 04/12/2018 

(11) Loc. Cit. 

(12) Atcha, Emmanuel, Op. Cit. 

(13) Loc. Cit. 

(14) Banque mondiale, Sénégal-Vue d’ensemble, 26 novembre 2018, URL[hyperlien] consulté le 01/12/2018 

(15) Loc. Cit. 

(16) Loc. Cit. 

Atcha, Emmanuel, Op. Cit. 

(17) Loc. Cit. 

(18) Loc. Cit. 

(19) Aït-Hatrit, Saïd, Op. Cit. 

(20) Agence de Développement Local, Agir ensemble pour le développement durable de nos territoires, 2016, URL [hyperlien] consulté le 06/12/2018 

Mbaye, Khadim, « Sénégal : encore du pétrole, mais attention au paradoxe de l’abondance », La Tribune Afrique, 09 août 2017, URL [hyperlien] consulté le 26/11/2018 

(21) RFI Afrique, « Le Sénégal face à une pénurie de poissons », RFI Afrique, 14 septembre 2018, URL [hyperlien] consulté le 03/12/2018 

(22) Africa24, « Sénégal, découverte d’un nouveau gisement de gaz naturel », Africa24, URL [hyperlien] consulté le 20/11/2018, consulté 04/12/2018 

(23) Dia, Maimouna, « Pétrole et gaz offshore sénégalais : failles et innovations d’un plan inédit de gestion environnementale », La Tribune Afrique, 24 octobre 2018, URL [hyperlien] consulté le 03/12/2018 

(24) Loc. Cit. 

(25) Loc. Cit. 

(26) Loc. Cit. 

(27) Loc. Cit. 

(28) La Tribune Afrique, « Un champ gazier géant réconcilie le Sénégal et la Mauritanie », La Tribune Afrique, 11 février 2018, URL [hyperlien] consulté le 01/12/2018 

(29) Dia, Maimouna, Op. Cit. 

(30) Loc. Cit. 

(31) Mbaye, Khadim, Op. Cit. 

(32) Dia, Maimouna, Op. Cit. 

 

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