Cameroun | CAN 2019. Contrition d’Etat ! Par Nkolo Foé Philosophe

Suite à la décision de la CAF de retirer l’organisation de la CAN 2019 au Cameroun, et après une première attitude de fermeté, le Gouvernement de la République semble avoir choisi la voie de l’apaisement (certains parlent même de capitulation) comme en témoigne l’exercice de contrition publique tenue hier à Yaoundé, à l’Immeuble Etoile.
Contrition d’Etat ! Oblativité de toute une nation ! Comment l’expliquer ?
Soit ils sont les plus honnêtes et les plus sincères de tous les hommes de la terre – ce dont je doute -, soit ils sont la race la plus crédule du monde, comme en témoigne leur propension naturelle au sacrifice de soi.
Confesser publiquement leurs péchés, même les plus véniels et les plus imaginaires, avec une rapidité et une spontanéité déconcertantes et spectaculaires, c’est peut-être là l’une des marques de fabrique des Africains de la postcolonie, les Camerounais au premier chef.
Cette inclination à l’oblativité instinctive, quasi morbide ne cesse d’étonner les autres peuples. Sont-ils victimes de l’esclavage qui les a écrasés pendant des siècles ? Les Africains s’inclinent et font spontanément leur mea culpa ! Sont-ils victimes de l’occupation et de la violence coloniales ? Ils sont sommés de confesser qu’ils sont responsables de leur propre servitude, et joyeusement, ils le confessent ! Des puissances prédatrices démantèlent-elles leurs Etats pour s’emparer de leurs richesses ? Sans qu’on le leur demande, ils s’agenouillent et demandent pardon !
Cette propension maladive à la capitulation sans condition et à la contrition surprend au regard de la vive résistance que les autres nations de la terre opposent aux faits plus graves, comme en témoigne la résistance opposée jusqu’à ce jour par l’Europe coloniale aux appels lancés pour la « Reconnaissance de crimes coloniaux ». Comme réponse à ces appels, certains de ces Etats sont même allés jusqu’à vanter les mérites de la colonisation et à réhabiliter, par la loi, le passé colonial. Les rares fois que comme en France par exemple, la colonisation a été reconnue comme un « crime contre l’humanité », cet aveu a été souvent vite contredit par un discours opposé, par exemple, l’idée que « la France a installé les droits de l’homme » dans ses colonies d’Afrique. C’est la thèse de la « mission civilisatrice » de la colonisation, jadis vivement contestée par les héros de la résistance africaine.
Il convient également de se souvenir des batailles qu’il a fallu mener en France pour aboutir, en 2001 seulement, au vote de la Loi Taubira, tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité. Ceci se passe bien des siècles après la commission du crime. Il aura fallu à peu près le même temps aux USA pour que le Sénat daigne présenter formellement, au nom du peuple américain, ses excuses publiques pour l’esclavage et la ségrégation raciale envers les Noirs américains, 5 mois après l’entrée en fonction du Président Obama. Que l’on se rappelle aussi le temps qu’il aura fallu pour que l’Etat français reconnaisse enfin sa responsabilité, s’agissant de l’envoi de 13000 juifs dans les camps de la mort, suite à la rafle de Vél d’Hiv de juillet 1942 !
Parlant de la crise actuelle, je dis ceci : que ceux des responsables gouvernementaux de la forfaiture actuelle fassent seuls leur contrition ! Ils n’ont pas à entraîner tout un peuple, toute une nation dans leur déchéance morale ! Qu’ils portent seuls la responsabilité de leurs crimes et qu’ils démissionnent tous, au lieu de se cacher derrière l’Etat et la nation qu’ils ne cessent de souiller depuis des décennies. Moi, je ne me reconnais pas dans la contrition honteuse de ces gens indignes !
Au Premier ministre et au Gouvernement, je dis ceci : Ce n’est pas de cette manière que les Etats se livrent à l’exercice de contrition. Pourquoi des aveux de culpabilité pour des crimes incontestables commis, prennent-ils ailleurs des décennies, voire des siècles avant d’être reconnus après de longs et sévères débats démocratiques ? Pourquoi chez nous, les aveux et la demande de pardon doivent-ils faire l’objet d’un automatisme quasi morbide ?
J’aimerais bien savoir ce que cache cette conduite étrange. J’aimerais aussi savoir pourquoi tout un peuple et tout un Etat doivent porter le poids des crimes d’une pègre malfaisante et dont nous ne cessons de dénoncer les agissements depuis des décennies ?
S’il leur reste encore un peu d’honneur, que ces bons messieurs aient la décence de dégager ! Et ce n’est pas à M. Ahmad que ce gouvernement doit demander pardon, c’est au contraire au peuple camerounais et au Président de la République qu’ils ont trahis et offensés.
J’ai lu quelque part que le gouvernement aurait interdit désormais toute critique contre M. Ahmad Ahmad. Au nom de quel droit ? Quelle est même la crédibilité de ce monsieur qui réussit à faire plier tout un Etat ?
La conduite étrange de ce gouvernement oblatif mérite quelques explications.
Mon post du 1er décembre 2018 se conclut de la manière suivante : « Depuis l’annonce de la décision de la CAF, les donneurs de leçons à l’intérieur du pays sont montés sur leurs ergots pour dénoncer la corruption du régime… Le problème est que le temps et les actes posés ont permis au peuple de se faire une idée de leur identité et de leur moralité, car, tous aussi divers qu’ils sont, ils appartiennent à la même clique de pléonexes et de timocrates dont les réseaux infestent la société et l’Etat depuis des décennies. Le brouhaha assourdissant qu’ils ont orchestré depuis la crise dite « anglophone » jusqu’à la dernière élection présidentielle est de faire oublier le véritable enjeu de la lutte en cours : expulser cette pègre maudite des rouages de l’Etat et de la société qu’ils parasitent et minent de l’intérieur ».
L’autre post du 2 décembre 2018 se termine par le même constat : « Après l’échec à la dernière élection présidentielle, les forces timocratiques du pays qui avaient tenté de mettre la main sur l’appareil d’Etat, avec l’appui des relais extérieurs avaient juré de pourrir le présent septennat et d’avoir le vainqueur à l’usure : la partie est lancée. Elle se joue avec les relais tapis au cœur même du système. Voilà pourquoi il faut nettoyer au karcher ! ».
Nettoyer au karcher ! De quoi s’agit-il en effet ?
Dans l’affaire de la CAN comme dans bien d’autres affaires de même nature, il faut bien comprendre les enjeux en cours.
La situation politique du pays ne doit pas se comprendre en termes de contradiction fondamentale entre les partis « anti-régimes » et les « partis pro-régimes ». Car en fait, les parties en présence se distribuent selon deux lignes diamétralement opposées : il y a d’un côté les forces sociales et politiques incarnant une certaine idée sociale et de l’autre côté, les forces qui, au contraire, incarnent la vision néolibérale du monde.
Les forces en présence défient donc la logique des partis politiques officiels. Par exemple, l’opposition politique dominante qui a affronté le Président lors du scrutin d’octobre 2018 est en fait un concentré de toutes les forces sociales et politiques qui rêvent d’imposer à la société l’ethos néolibéral, symptôme, comme l’a bien vu Samir Amin, d’un capitalisme sénile.
Dans l’appareil d’Etat, ces forces se recrutent principalement dans l’aile droite néolibérale du parti au pouvoir. Les connivences entre les membres de cette aile néolibérale et une certaine opposition ont depuis longtemps été clairement établies.
Mais comment en est-on arrivé là ?
L’application méthodique des programmes d’ajustement structurel pendant un quart de siècle a permis la formation d’une petite élite à la mentalité de timocrate bien affirmée. Adaptée à l’ethos néolibéral, cette mentalité se reconnaît par les signes suivants : individualisme et hédonisme ; ambition démesurée et goût du lucre ; inclination à la violence verbale, physique et symbolique ; volonté de tout relativiser (hiérarchies sociales et politiques, traditions vénérables, etc.) et de faire sauter tous les tabous sociaux et culturels (par exemple les tabous liés à l’inceste et à l’homosexualité, à la piété filiale et au respect des aînés) ; idolâtrie de l’argent et de la richesse, etc.
C’est seulement ainsi qu’il faut comprendre la corruption qui ronge actuellement la société et l’Etat. Cette corruption a des enjeux plus politiques que simplement moraux puisqu’elle suppose la réalisation dans les faits du rêve néolibéral. La durée et l’ampleur de l’ajustement structurel ont facilité la multiplication et la consolidation des forces néolibérales dans le pays. Depuis une dizaine d’années déjà, ces forces de la droite néolibérale s’étant senties suffisamment puissantes, elles ont décidé, avec l’appui de leurs alliés internationaux, d’affronter directement la vieille classe politique qui incarne une certaine idée sociale, héritage de l’Etat providence africain des années 1960-1980. Telle est la tragédie que vit le Président Biya depuis que ces forces se sont cristallisées dans le mouvement dit « G11 ». Il faut reconnaître que ce Président à l’esprit social libéral incontestable, est assiégé par ces forces hostiles qui ont tout de l’hydre aux multiples têtes.
Par la prédation, le pillage effréné des ressources de l’Etat, l’accumulation sans fin des richesses, l’accaparement des terres, etc., la stratégie actuelle de la pègre coalisée est d’isoler complètement M. Biya avec sa vieille classe politique, et de lui asséner le coup fatal, le moment venu. Si les forces sociales et politiques qu’il incarne dans le pays ne s’organisent pas rapidement pour réagir énergiquement, M. Biya, bien que majoritaire dans le pays, subira inéluctablement le triste sort de la Présidente brésilienne Dilma Roussef et de son prédécesseur Lula da Silva, brutalement écartés du pouvoir par une coalition de gangsters contrôlant le parlement et le gouvernement, l’administration et la justice, l’armée et la police.
Alors, questions : qui, au sein de l’appareil d’Etat et dans l’administration, avait intérêt à faire échouer la CAN ? Qui avait intérêt à salir l’image de l’Etat et du pays ? Qui, à l’intérieur du régime et à l’extérieur, avait intérêt à entraîner le Chef de l’Etat dans l’opprobre et ainsi pourrir le septennat en l’inaugurant avec un scandale d’ampleur mondiale ?
Le scandale de la CAN n’est pas seulement un scandale de plus, propre à un « régime corrompu » et « illégitime » comme certains le prétendent, car, il s’agit d’une volonté politique claire d’en finir avec une certaine idée sociale et de précipiter l’effondrement du régime qui l’incarne. Au sein même du RDPC, la droite néolibérale a saisi l’occasion du renouvellement des organes de base pour avancer ses pions, tester ses forces et sa capacité à contrôler l’appareil, tandis que l’élection présidentielle d’octobre 2018 a été pour ses alliés de l’opposition, l’occasion de tester la solidité des institutions de l’Etat. Dans la guerre hybride, les « Regime Change » s’inscrivent dans la durée.
Par Nkolo Foé Philosophe, Vice President du Codesria (Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique)