Ressources naturelles et impérialisme : le cas de la Françafrique

Quand nous avons commencé à imaginer le programme de notre journée de formation, il nous est apparu évident qu’il nous fallait en apprendre davantage sur les liens entre les interventions militaires et l’accaparement des ressources naturelles ainsi que sur les logiques néo-coloniales que ce lien implique.
Nous avons alors contacté l’association Survie qui fait un travail d’expertise et de mobilisation considérable contre les formes d’intervention néocoloniale française en Afrique depuis les années 1980 avec un slogan qui nous parle pas mal : « Avant d’aider, commençons par ne pas nuire… ». Merci encore à Emma et Thomas d’avoir accepté notre invitation et de nous avoir permis d’entrer au cœur du sujet “ressources naturelles et impérialisme” en pénétrant sur les territoires trop peu connus de ce que l’on a coutume d’appeler la « Françafrique ».
La présence militaire de la France en Afrique
Plantons le décor en revenant sur une spécificité française peu connue : la présence militaire de la France en Afrique constitue depuis les indépendances un des piliers de sa politique d’ingérence. Spécificité française parce que toutes les anciennes puissances impériales n’ont pas fait le choix politique de considérer leurs anciennes colonies comme des « bases arrières ». Comment la France est-elle présente militairement en Afrique ? Qu’y fait-elle vraiment sous couvert de préservation de la sécurité et de la stabilité du continent ?
La présence militaire française en Afrique s’articule autour de plusieurs piliers. La France dispose d’abord de deux importantes bases « opérationnelles » : l’une à Djbouti (1700 militaires), et l’autre en Côte d’Ivoire (600 militaires). Elle dispose aussi d’une base au Sénégal et d’une base au Gabon, qui ont été réduites à plusieurs centaines de soldat-e-s ces dernières années. Enfin près de 4000 militaires français-es sont réparti-e-s au Burkina Faso, au Mali, au Niger, en République Centrafricaine et au Tchad dans le cadre des opérations Barkhane et Sangaris, que nous détaillerons dans la suite de ce texte. Aux bases terrestres s’ajoutent des installations navales à partir desquelles l’armée française est capable de déployer des « forces de projection » vers l’ensemble du continent pour pouvoir intervenir rapidement en mettant en place des opérations. Implantations légères et renforcement des forces spéciales sont les maîtres mots. En bref, si le nombre de soldat-e-s présent-e-s de façon permanente a largement diminué depuis les années 1960, ce n’est pas pour décoloniser le continent, loin de là. Pour reprendre les mots de Jean-Yves Le Drian, actuel ministre de la Défense : il s’agit de « diminuer nos effectifs en augmentant notre présence ». Tenons-nous le pour dit.
Un second volet de la présence de l’armée française en Afrique est incarné par des accords de coopération militaire et de défense. En vertu de ces accords, la France forme, encadre, conseille et équipe en matériels militaires bon nombre d’armées africaines. Résultat : des armées formées par des Français-es sur le modèle français. Et comme les questions de défense et de sécurité intérieure sont souvent intrinsèquement liées, cette coopération se fait aussi dans le cadre de la police et du maintien de l’ordre (pour apprendre à faire de la répression « moins violente »).
Ainsi, depuis les indépendances africaines, la France a mené officiellement une soixantaine d’interventions militaires, auxquelles il faut ajouter les interventions officieuses (sous-traitées à des mercenaires) et les interventions secrètes (menées par les forces de la DGSE) ou clandestines (menées par le service Action de la DGSE).
Actuellement, la présence militaire française en Afrique s’articule autour de deux grandes opérations : l’opération Barkhane, et l’opération Sangaris. Commençons par l’opération Barkhane. Dans la langue des géographes, une barkhane est une dune de sable qui se déplace au gré du vent… quelle poésie ! Un nom d’opération qui a le mérite d’être clair puisqu’il s’agit en effet de projeter les forces françaises n’importe où dans la zone sahélo-saharienne selon le bon vouloir des autorités militaires françaises, sans en référer aux décideurs politiques des territoires en question. Cette opération, créée en 2014, résulte de la réorganisation de l’ensemble du dispositif militaire français dans la région : elle est le produit de la fusion de l’opération Serval (lancée au Mali en janvier 2013), et de l’opération Épervier (déclenchée en 1986 au Tchad). Cette nouvelle opération n’a donc pas été soumise au parlement français, sous le prétexte que les précédentes opérations dont elle résulte l’avaient été. Elle inaugure le redéploiement et la relégitimation de la présence militaire en Afrique sous couvert de lutte contre le terrorisme. Ni plus, ni moins. « Un permis de tuer au Sahel » comme diraient d’autres.
L’opération Sangaris prend place, elle, en Centrafrique. Sa date de péremption arrivant cette année, on attend de voir si elle est réellement abandonnée ou plutôt remaniée, alors que, selon un rapport rendu public en avril 2015 par le journal The Guardian, des viols ont été commis entre décembre 2013 et juin 2014 par 16 soldats français sur au moins une dizaine de jeunes à Bangui.
L’armée, pilier du néocolonialisme français en Afrique
Maintenant qu’un tel décor est planté, tâchons de comprendre comment les autorités françaises parviennent à le justifier, et pour quelles raisons elles s’évertuent à maintenir les pays africains dans leur sphère d’influence.
Retracer les évolutions de l’argumentaire justifiant la présence militaire française en Afrique depuis les années 1960 permet de démontrer l’opportunisme de l’ancienne puissance coloniale. Dans le contexte de la guerre froide, l’objectif était avant tout de maintenir les pays africains dans la sphère d’influence occidentale contre le spectre du communisme. Suite à la chute du mur, la France a élaboré une « nouvelle doctrine » pour tenter de conforter la légitimité de sa présence militaire en Afrique : respect du droit international (ONU) et dispositif de renforcement des capacités des armées africaines dit « Recamp ». Sous couvert de raison humanitaire et de multilatéralisme encadré par l’ONU (où, outre son poids prépondérant de par sa qualité de membre permanent au Conseil de Sécurité, la France a obtenu pendant quatre mandats successifs la responsabilité du département des opérations du maintien de la paix à partir de 1997), la France n’hésite pas à recourir à des opérations unilatérales quand elle l’estime nécessaire.
Aujourd’hui, l’heure est à la « guerre contre le terrorisme ». Dans cette guerre, il s’agit de protéger les ressortissant.e.s français.es et les populations civiles, de préserver la stabilité des pays. La logique est celle de la guerre préventive : aller détruire les terroristes chez eux avant qu’ils ne viennent chez nous. La France pense apparemment pouvoir sauver l’Afrique en se sauvant elle-même. Notons que cet argumentaire autour de la « guerre contre le terrorisme » apparaît dès 2010. Ce discours n’a fait que se renforcer suite aux attentats de janvier et de novembre 2015. S’il est quasiment impossible de questionner le bien-fondé de cette « lutte contre le terrorisme » aujourd’hui, osons tout de même poser la question : quelle est la pertinence des interventions militaires françaises (incarnées notamment par l’opération Barkhane) au vu de la prolifération des mouvements djihadistes armés qu’elles sont censées endiguer ? Ces guerres ne sont-elles pas aussi les terreaux fertiles de cette prolifération ? Permettent-elles de régler les problèmes politiques et sociaux sous-jacents ? D’ailleurs, sait-on seulement où est la terreur quand la France s’allie à des régimes dictatoriaux aux présidents battant des records de longévité au pouvoir ? Où est la terreur quand la France fait de la vente d’armes l’une de ses « priorités nationales » et qu’elle s’élève au second rang des premiers pays exportateurs dans le monde ? Où est la terreur quand les armes vendues par la France servent à la répression de révoltes populaires en Afrique et quand les interventions militaires sont aussi pensées comme terrain de promotion pour le matériel français ? Enfin, où est la terreur quand après avoir colonisé et détruit un continent (pas à elle seule certes), la France continue à s’ingérer dans les affaires intérieures de pays indépendants pour protéger ses intérêts ?
Il ne fait pas de doute que la présence militaire française en Afrique est évidemment aussi une stratégie d’influences. Maintenir son influence pour la France est un enjeu à la fois économique (approvisionnement en matières premières et autres produits, appui des entreprises françaises pour obtenir des marchés et barrer la route aux nouvelles puissances émergentes…) et politique (« la France doit peser dans le concert des nations »). Une logique directement héritée de la période coloniale.
En témoigne la nouvelle doctrine de “diplomatie économique”, érigée en grande priorité de la diplomatie française par Laurent Fabius depuis son arrivée à la tête du ministère des Affaires étrangères. En annonçant le choix de faire de son ministère “le ministère des entreprises” et en affirmant que l’enjeu de la diplomatie est autant un enjeu “d’influence que de croissance”, Laurent Fabius assume pleinement la priorité économique donnée aux relations de la France avec le reste du monde. Les liens entre ces enjeux économiques et les enjeux militaires sont évidents lorsque l’on étudie les trois “piliers” de la mise en oeuvre de cette “diplomatie économique”, tels que les énonce le site du ministère : premièrement, la direction des entreprises et de l’économie internationale et de la promotion du tourisme ; deuxièmement, la diplomatie économique dans le domaine “sécurité-défense” ; troisièmement, les réseaux culturels. Ainsi la nouvelle Section Liaison Entreprises de la Direction de la Coopération de Sécurité et de Défense (DCSD) a pour objectif de soutenir les entreprises françaises du domaine « sécurité-défense » dans leurs activités d’exportation “en leur faisant bénéficier du réseau de coopérants et d’experts de la DCSD” et “des attachés de défense présents dans le monde entier”.
L’appropriation des ressources au cœur de la France à fric
C’est dans cette matrice que s’inscrit la question des ressources. Une intervention militaire ne se comprend jamais seulement par l’accaparement de ressources. Mais si le lien est diffus, difficile à prouver parfois, il est bien réel. En témoignent les clauses secrètes des accords de défense des années 1960 dans lesquelles la France promet la protection des régimes signataires en échange d’un droit « d’approvisionnement préférentiel » concernant les matières « stratégiques » (pétrole, uranium au Niger et au Gabon…). Notons surtout que la France n’a pas nécessairement besoin d’avoir recours à l’armée pour piller les ressources du continent tant son influence passe par d’autres leviers que sa présence militaire sur le sol africain. Il existe d’autres facettes : appui aux entreprises françaises, soutien aux dictateurs, domination économique et tutelle monétaire (Franc CFA), aide publique au développement détournée de sa fonction première, réseaux d’influences médiatiques, culturels et linguistiques (la francophonie), entre autres.
Si la diplomatie française est un acteur central de cette stratégie d’influence, elle n’est pas le seul. Les entreprises françaises sont en effet les premières à encourager ce mouvement, fortes de leur capacité de pression énorme sur des États largement endettés et dirigés par des élites aisément corruptibles. Prenons le groupe Bolloré. Propriétaire de sociétés de transport, transit et manutention des produits d’import-export avec l’Afrique qui ont fait fortune à l’époque coloniale, il a su profiter des vagues de privatisations imposées par le FMI et la Banque Mondiale dans les années 1990 pour prendre le contrôle de nombreuses entreprises du rail et des principaux ports de l’Ouest Africain (Abidjan, Cotonou, Lagos, Lomé, Pointe Noire, Tema…). Ce contrôle des flux de marchandises lui assure des contrats dans la logistique de transport des ressources énergétiques et minières extraites par les entreprises françaises (pétrole de Total, uranium d’Areva) et étrangères (mines d’or au Burkina Faso, fer au Gabon…). Le groupe participe également occasionnellement au transport – tiens donc – des troupes françaises en Afrique, comme lors de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire, et maintient ses activités d’extraction des ressources dans les pays en guerre ou en crise, notamment le coltan durant la guerre civile en RDC ou l’obtention de nouvelles terres pour produire de l’huile de palme et de l’hévéa au Libéria, en Sierra Léone ou en Côte d’Ivoire ravagés par des guerres civiles et/ou le virus Ebola. Régulièrement dénoncé par les communautés victimes de ses activités, il s’est fait une spécialité du harcèlement judiciaire des journalistes et des militant-e-s dans ces pays comme en France, soit directement soit à travers les autorités complaisantes des pays où il agit.
Plus généralement, de nombreuses multinationales étroitement associées à l’État français exploitent tous azimuts les ressources africaines. Au-delà de Total, Areva ou Engie (ex GDF Suez) bien connus pour leurs investissements dans l’extraction de matières premières énergétiques, on trouve aussi Louis Dreyfus Commodités, qui possède 400 000 hectares (40 fois la taille de Paris !) de terres en Amérique du Sud, Tereos (3ème groupe sucrier mondial) au Brésil et au Mozambique, et Michelin au Vietnam, en Inde, au Brésil et au Nigéria à travers l’hévéaculture…
Et si on rematérialisait notre lecture des choix politiques actuels et passés ? Rematérialiser l’histoire, c’est porter son attention sur les échanges de matières (matières premières mais aussi produits manufacturés) entre les pays. Une telle lecture du monde peut amener à porter un tout autre regard sur bon nombre d’évènements. Suivre les échanges de matières entre les différentes régions du monde permet par exemple de comprendre comment certains États sont parvenus à se « développer » en dépassant les limites environnementales de leur territoire. Au hasard, comment la France aurait-elle pu développer un tel système nucléaire sans l’uranium nigérien ? Cela nous donne envie de poser une nouvelle question : comment évoluerait la politique étrangère de la France si elle décidait d’être autonome énergétiquement à l’instar du Danemark ?
Certain-e-s historien-ne-s considèrent la conquête de l’Amérique par les puissances européennes comme le début de l’anthropocène (comprendre : l’ère dans laquelle l’homme est devenue une puissance géologique destructrice). Autrement dit, la colonisation est érigée ici comme la principale logique à l’origine de la crise climatique. Parce que c’est cette logique coloniale qui a permis le pillage des ressources et la « découverte » de débouchés qui ont sous-tendu la révolution industrielle européenne, parce que c’est cette logique coloniale qui a permis d’étendre le modèle de production capitaliste bien au-delà des frontières européennes, parce que c’est ce modèle de production qui est à l’origine de la crise climatique. Rematérialisation de l’histoire, fin du colonialisme (et donc du pillage des ressources), reconnaissance des dettes écologiques, réparations. La liste est longue des choses qui pourraient être faites pour endiguer les logiques coloniales et capitalistes qui sous-tendent le dérèglement climatique.
Pour aller plus loin
Vous pouvez commencer par aller visiter le site de Survie, suivre leur page facebook « surviefrance » et leur compte twitter @Survie.
Si vous êtes motivé-e-s, il y a des livres de très grande qualité sur ces sujets. On vous conseille notamment : Noir Silence. Qui arrêtera la Françafrique ? de François-Xavier Verschave (Les Arènes, 2000) ; La collection « Les dossiers noirs » édités par Survie et Agone, et notamment : Areva en Afrique. Une face cachée du nucléaire français, de Raphaël Granvaud (2012) ; L’or noir du Nigeria. Pillages, ravages écologiques et résistances, de Xavier Montanyà (2012).
Le site de l’Observatoire des Multinationales s’attelle quant à lui à recenser les méfaits des multinationales notamment françaises à travers la planète, et propose des dossiers thématiques sur les industries extractives, les accaparements de terres, la filière nucléaire, le lobbying et l’influence des multinationales, l’économie offshore…
En savoir plus sur: Jeunes amis de la terre
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