Kä Mana : « les brasseries en Afrique sont des structures d’imbécilisation collective de nos populations»

Philosophe, écrivain Godefroid Kä Mana est un penseur congolais qui a publié plusieurs réflexions et recherches notamment sur la transformation sociale en Afrique. Pour lui, les brasseries, avec leurs produits et publicités contribuent à la chute du potentiel de réflexion des Africains sur leur situation.

TIA : Professeur, vous dénoncez souvent le fait que l’alcool crée une inconscience chez la jeunesse africaine, pourtant ce n’est pas sur notre seul continent qu’il y a des brasseries. Comment expliquez-vous votre analyse ?

Il s’agit d’une analyse de la situation africaine et du manque de conscience de nos populations sur les enjeux réels de notre présent et de notre avenir.  Sur le combat qu’il faut mener et les défis à relever. Tout cela exige une population capable de réfléchir et de regarder en toute conscience la condition de nos sociétés face à nos misères matérielles, face à nos extraversions culturelles, face à nos économies qui s’effondrent, face à nos politiques délirantes. Tout cela exige que nous soyons dans une situation de réflexion permanente sur ce que nous devrions faire. Malheureusement il y a dans nos sociétés des structures qui nous empêchent de le faire. Je les appelle des « structures d’imbécilisation collective » dont souffre l’Afrique aujourd’hui. Et les brasseries en font partie. Les brasseries sont devenues des endroits où l’on fabrique un style de vie  qui pousse les gens à toujours plus consommer d’alcool, ce qui détruit leur capacité d’analyser leurs situations. Comme si l’alcool était devenu un exutoire pour fuir les problèmes. Et c’est contre cette pratique des brasseries qui imbécilise  la société que je m’inscris en faux ! L’alcool semble devenu une dynamique fondamentale d’orientation de la vie d’une population. Regardez le temps accordé à la publicité incitant à la consommation de l’alcool sur nos chaines de télévision ! Ces publicités sont un conditionnement psychologique de tous les téléspectateurs ! Comme si on nous disait : « Vous pouvez vous en sortir en buvant le plus d’alcool »

Moi je m’attendais qu’on puisse nous dire « Vous pouvez vous en sortir en éduquant le plus profondément possible vos enfants ! » par exemple ! Pour que nos jeunes puissent être une nouvelle société avec un esprit de grandeur afin de construire leur avenir.

Mais il y a plus grave ! Les brasseries sont devenues les premiers sponsors de nos musiciens. Des lieux de mécénats pour nos musiciens qui ont une influence énorme sur nos comportements et sur notre imaginaire en Afrique.  Actuellement les musiciens vivent des brasseries, et du coup ils font leur publicité. Ils transmettent des messages qui nous poussent vers le bas. Car c’est cela que les brasseries attendent d’eux. Jamais ils n’enverront un message du genre  « Regardons notre destin avec conscience pour créer une Afrique nouvelle ». Jamais ! Et c’est contre tout ça que je m’inscris en faux. J’aimerais que nos jeunes comprennent qu’il y a péril dans la demeure, qu’il y a danger dans nos sociétés.

Il y a une bière dont je ne cite pas le nom, mais dans sa publicité on écrit le nom puis on ajoute « RESPECT ». C’est donc une bière réservée aux personnes d’un certain standing et on leur dit : « Votre respect passe par la consommation de cette bière.

Si on réfléchissait en termes de pourcentage, à quel hauteur l’alcoolisme serait responsable de l’inconscience de nos jeunesses africaines, car il est évident que l’alcool n’en est pas seul responsable ?

Il y a trois faits principaux. Le système scolaire et universitaire qui est aussi devenu partie prenante de ces structures d’imbécilisation et les églises et toutes ces spiritualités dites nouvelles. En termes de pourcentage, donnez un tiers à chacune de ces structures.

Revenant sur l’alcoolisme, il y a maintenant en RDC des bières accessibles aux petites bourses, des petites bières, dont la fameuse congolaise « Petite ya quartier », c’est aussi un fait pour pousser les jeunes à plus boire, et vous vous insurgez aussi contre cela !

Oui ! Ce n’est pas innocent ! On montre que chacun peut boire à son niveau de revenu. Et la publicité vous le dira ! Il y a une bière dont je ne cite pas le nom, mais dans sa publicité on écrit le nom puis on ajoute « RESPECT ». C’est donc une bière réservée aux personnes d’un certain standing et on leur dit : « Votre respect passe par la consommation de cette bière. » Il y a une autre publicité de bière où c’est une femme qui parle : « C’est la bière de mon mari » pour sous-entendre qu’elle améliore les capacités libidinales du mari !

Mais pire, cette bière qu’on appelle « Petite ya quartier », c’est un nom de publicité qui veut dire les petites filles du quartier. Et ces bières on ne les sert qu’à deux à la fois. Le message subliminal qui passe c’est que tant que tu as ton argent, t’es un grand ou un papa du quartier, tu peux te taper autant de petite filles, des enfants, que tu veux, t’en servir comme on te sert cette bière ! C’est devenu une dépravation collective et malheureusement acceptée par tout le monde parce que cette publicité passe ! Il y a d’innombrables exemples de ce genre de publicités.

Alors, devrions-nous accepter que l’imaginaire de notre société soit ainsi structurée par de telles orientations de vie alors que nous avons des problèmes énormes ? Ma réponse est non !

« Quand vous regardez l’ensemble de livres ou de romans africains à succès dans le monde d’aujourd’hui, vous remarquerez que ce sont toujours des romans qui parlent en mal de l’Afrique. Sauf Waberi ! »

Comment pensez-vous mener cette lutte en tant qu’enseignant d’université et  quelles sont vos stratégies? Comment pensez-vous que les Africains et les jeunes comprendront le fond de votre pensée ?

Nous sommes dans une bataille des imaginaires. Et notre travail en tant qu’enseignant est de faire prendre conscience à nos étudiants de cette bataille. Une bataille qui ne concerne pas que la bière, mais aussi la place de l’Afrique dans le monde. Et l’image que le monde a de l’Afrique aujourd’hui. Cette image se construit, il y a des gens qui fabriquent cette image pour nous la mettre dans la tête grâce à l’alcool et des deux autres structures dont je vous ai parlées (Le système scolaire et universitaire, et les églises et toutes ces spiritualités dites nouvelles, ndrl), et il y a des personnes qui travaillent pour nous faire penser une Afrique d’aliénation et d’infériorité, du nouvel esclavage. Une Afrique de servitude volontaire, dans le contexte de mondialisation ou nous sommes mis comme le continent en queue de peloton. Il faut maintenant faire comprendre aux étudiants que leur travail c’est de casser cet imaginaire la, de construire un autre imaginaire qui mette l’Afrique au niveau qu’il mérite. Une grande civilisation qui l’a toujours été depuis l’Egypte pharaonique. Une Afrique qui enrichit le monde et non celle dont le monde veut faire des caniches pour l’occident. Et pour le faire comprendre aux jeunes, il faut leur montrer à quel niveau nous devenons imbéciles, leur montrer le fonctionnement de ces structures d’imbécilisation et susciter une force capable de dire non !

L’Afrique est la réserve des espoirs du monde et des espérances de l’humanité, et elle doit garder cette place.

Les Etats-Unis d’Afrique c’est le fondement de notre avenir, qui devrait devenir une réalité politique, économique, sociale et culturelle ! Ou nous faisons ça ou nous crevons !

Dans une interview avec le professeur Abdourahman Waberi, nous avons notamment discuté du concept « Etats-Unis d’Afrique » comme l’un des moyens de l’émancipation du continent, y adhérez-vous ?

Waberi a compris quelque chose de fondamental ! Quand vous regardez l’ensemble de livres ou de romans africains à succès dans le monde d’aujourd’hui, vous remarquerez que ce sont toujours des romans qui parlent en mal de l’Afrique. Sauf Waberi !

Ça veut dire qu’il a compris qu’on doit construire un imaginaire africain positif, créatif et fertile. Et les Etats-Unis d’Afrique c’est le seul chemin pour que cet imaginaire s’incarne et devienne le lieu où les jeunes s’engagent dans une dynamique de la créativité et de la construction de leur propre avenir. Les Etats-Unis d’Afrique c’est le fondement de notre avenir, qui devrait devenir une réalité politique, économique, sociale et culturelle ! Ou nous faisons ça ou nous crevons !

 

Rodriguez Katsuva ThisIsAfrica.me

Professeur Kä Mana (Crédit photo Rodriguez Katsuva)

 

Comments

comments