La grande stratégie de la Russie au XXIe siècle consiste à devenir la force suprême d’équilibre en Afrique et en Eurasie grâce à la gestion diplomatique habile des multiples conflits de l’hémisphère. Le plus grand danger de cette vision ne provient pas des guerres hybrides américaines mais de la Russie si ses représentants de la communauté diplomatique et ses experts ne saisissent pas cette occasion pour expliquer correctement cette stratégie aux masses.
La Russie semble être devenue l’un des sujets de prédilection de tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la politique internationale, et apparemment tout le monde a une opinion sur la grande stratégie du pays. Ceux qui sont enclins à croire les médias occidentaux traditionnels soutiennent généralement deux positions contradictoires en croyant à tort que la Russie est soit acharnée à conquérir militairement le monde ou à quelques années d’un effondrement total à la suite de la mauvaise gestion systémique du pays. D’autre part, de nombreux adeptes des médias alternatifs pensent à tort que la Russie a une mission autoproclamée de sauver le monde de l’unipolarité dirigée par les Américains dans toutes ses manifestations et que le grand maître des échecs, Poutine, remporte victoire sur victoire. Ces trois courants de pensée ne parviennent malheureusement pas à rendre compte de la grande stratégie de la Russie, qui se résume à essayer de devenir la force d’équilibre suprême du XXIe siècle en Afrique et en Eurasie grâce à une gestion diplomatique habile des conflits de l’hémisphère.
Du « pivot vers l’Oumma » au « cercle d’or »
Cette vision ambitieuse doit ses origines à la faction « progressiste » de l’« État profond »russe (ses bureaucraties militaires, de renseignement et diplomatiques permanentes) qui a courageusement décidé de se débarrasser des chaînes soviétiques du passé et d’entamer des rapprochements révolutionnaires avec des partenaires non traditionnels tels que la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Azerbaïdjan et le Pakistan dans ce qu’on peut appeler familièrement le « Pivot vers l’Oumma ». Ces pionniers de la politique étrangère « ont comblé le fossé (géographique) » laissé par leurs prédécesseurs après avoir « encadré » l’Eurasie avec leurs propres rapprochements de l’après-guerre froide avec l’Allemagne à l’ouest et la Chine à l’est. Le temps devait finalement venir pour la Russie de regarder vers le sud, vers les pays à majorité musulmane qui bordent cette partie du Rimland eurasiatique. Pendant ce temps, la Chine dévoilait sa vision globale de la Nouvelle route de la soie, « Une ceinture, une route », qui fournit les bases infrastructurelles permettant de relier ces nœuds géopolitiques disparates et de jeter les bases structurelles de l’émergence de l’ordre mondial multipolaire.
Après avoir été repoussée en Eurasie occidentale par les sanctions anti-russes de l’UE que les États-Unis ont poussé à mettre en œuvre, Moscou a « rééquilibré » son orientation européenne et diversifié ses efforts diplomatiques grâce à son « Pivot vers l’Oumma », créant deux nouveaux partenariats trilatéraux. Le premier est centré sur la Syrie et concerne la Russie, la Turquie et l’Iran, tandis que le second concerne l’Afghanistan et implique la Russie, le Pakistan et la Chine. Le potentiel géostratégique combiné de ces cinq grandes puissances multipolaires générant un « cercle de chariots » [Référence au Far West, NdT] pour protéger le noyau super-continental eurasien est ce « Cercle d’Or », qui représente l’objectif intégrateur ultime du XXIesiècle et qui symboliserait l’union institutionnelle d’un grand nombre des plus importantes puissances continentales à l’Est de cet hémisphère. De la plus haute importance stratégique, l’accomplissement du Cercle d’Or permettrait à ses membres de commercer les uns avec les autres via les routes de la Route de la soie à venir qui évitent de façon cruciale la domination de la Marine américaine le long de la région eurasienne.
Problèmes périphériques
Néanmoins, la périphérie maritime super-continentale est toujours très importante en raison de la dépendance de la Chine aux routes maritimes pour le commerce avec l’Afrique, dont le futur est étroitement lié à la République populaire car cette dernière a absolument besoin que ce continent devienne suffisamment robuste pour acheter la surproduction de biens chinois. Les plus grands concurrents de Pékin dans l’espace afro-pacifique sont Washington et sa coalition « dirigée dans l’ombre » du « Quad », qui ont dévoilé le soi-disant « Corridor de croissance Asie-Afrique » (AAGC) pour contrer la Nouvelle route de la soie. La Chine et les quatre autres grandes puissances du Cercle d’Or doivent se préparer à répondre aux conflits d’identité provoqués de l’extérieurdans les États de transit géostratégiques de la Route de la soie (guerres hybrides), tandis que le noyau eurasien peut plus ou moins compter sur les solutions multilatérales à ces défis, via l’OCS ou toute autre structure connexe. L’Afrique n’a pas de telles options de sécurité.
La Chine est donc obligée de renforcer les capacités militaires de ses partenaires de la Route de la soie et peut même déployer ses porte-avions le long de la côte, dans le pire des cas pour aider les populations locales à contrer les campagnes de guerres hybrides. Mais il est intéressant à ce stade de voir que la Russie pourrait jouer un rôle crucial dans le rétablissement de la stabilité en Afrique. Moscou expérimente déjà une nouvelle politique consistant à utiliser des « mercenaires » pour soutenir le gouvernement de la République centrafricaine, reconnu internationalement, mais encore jeune, dans sa quête pour relever ce pays, déchiré par une guerre civile, des mains d’une myriade de bandes de militants qui occupent la grande majorité du pays. Le succès de la version russe de sa propre stratégie du « diriger dans l’ombre » serait une « preuve de concept » nécessaire pour convaincre le reste de l’Afrique et la Chine que Moscou pourrait fournir des services de sécurité indispensables pour protéger leurs projets de la Route de la soie.
L’angle africain
Comme expliqué dans l’analyse ci-dessus, l’implication de la Russie dans les processus de résolution des conflits africains pourrait passer de la phase militaire initiale à une phase diplomatique secondaire pour faire de Moscou un acteur clé dans tout règlement politique à venir. Cela lui fournira un accès privilégié garanti au marché et aux ressources de ladite nation. Ce compromis gagnant-gagnant pourrait séduire les élites africaines et leurs partenaires chinois, qui n’ont pas l’expérience du combat réel ou diplomatique que la Russie a acquise grâce à sa campagne anti-terroriste en Syrie et le processus de paix d’Astana pour gérer les défis de guerre hybride à venir. Tant que la Russie fait preuve de prudence et évite de tomber dans des bourbiers potentiels, elle peut continuer à « faire plus avec moins » en « nettoyant » les nombreux dégâts qui devraient se produire dans toute l’Afrique dans un futur proche.
À la dimension militaire de cette stratégie d’« équilibrage » vient s’ajouter sa dimension diplomatique traditionnelle, que la Russie pratique déjà dans une certaine mesure avec les rivaux indo-japonais de la Chine. Le renforcement et l’amélioration des relations bilatérales avec chacune de ces grandes puissances alignées sur l’Amérique sont à la fois avantageux pour la Russie et même pour la Chine car cela pourrait permettre à Moscou d’exercer une influence « modératrice » sur chacun d’entre eux au cas où les États-Unis provoqueraient une crise avec Pékin. Pour aller plus loin encore, la Russie devrait explorer les possibilités de devenir un membre à part entière de l’AAGC afin de « se greffer » sur les progrès de ces deux pays beaucoup plus entreprenants en Afrique, surtout quand on considère que la Chine n’aide pas la Russie à accéder à ce marché (bien que cela puisse changer si elle devient le partenaire de sécurité stratégique de Pékin sur le continent). « Équilibrer » entre les deux « blocs » économiques serait le premier avantage de la Russie, et cela pourrait même profiter à ses régions sous-développées de l’Extrême-Orient et de l’Arctique.
Examen stratégique
Passant en revue la grande stratégie exposée jusqu’ici, le rejet de la Russie par l’Europe à la suite des pressions américaines a motivé Moscou à lancer le « Pivot vers l’Oumma » en consolidant le noyau eurasien grâce à deux partenariats trilatéraux interconnectés qui forment collectivement la base du « Cercle d’or », le nexus des grandes puissance associées. En tirant parti de sa position centrale en Eurasie, la Russie ambitionne de devenir l’État de transit irremplaçable de la plupart des entreprises de connectivité continentale, ainsi qu’un « équilibreur » neutre pour résoudre le chaos hybride que les États-Unis ont provoqué dans toute la région et devenir le muscle diplomatique de cette stratégie. Au-delà du noyau eurasien et dans le Rimland, les relations multi-vectorielles de la Russie avec l’Inde et le Japon peuvent être utilisées pour acquérir une présence commerciale en Afrique qui complèterait sa présence militaire non-officielle par des « mercenaires » et lui donnerait une chance d’« équilibrer » les affaires de ce continent aussi.
Pas de récit, pas de chance
Aussi intéressante que cette approche puisse paraître, elle comporte beaucoup de risques, en particulier en ce qui concerne les guerres hybrides encouragées par les Américains dans le Heartland Eurasien et les opérations de guerre de l’information du « diviser pour régner » conçues pour briser ce « Cercle d’or ». Mais ils peuvent toujours être gérés à un niveau d’État à État avec assez de coordination et de confiance multilatérales. Plus difficiles à gérer, cependant, sont les conséquences des « faiblesses » du soft power russe qui « échoue » traditionnellement à expliquer correctement sa stratégie « d’équilibrage » aux masses populaires, conduisant ainsi au mécontentement et à la confusion, ce qui fournit en retour un environnement fertile pour les opérations des ONG qui ont pour but de semer la discorde entre une société et ses élites. La Russie communique assurément ses intentions « d’équilibrage » à chacun de ses homologues « profonds », comme elle a l’habitude de le faire, mais la Fédération de Russie n’a pas été en mesure d’égaler l’URSS pour faire passer son message à la moyenne des gens dans chacun de ces pays.