La nuisance philanthropique : corporations, ONG, électricité et nouveaux marchés

Le 21 janvier 2017, la chaîne Public Sénat (la chaîne de télévision du Sénat français) a diffusé un nouvel épisode de sa série documentaire “Les dessous de la mondialisation”, intitulé “Bénin, soleil souverain”.

Avant d’en venir à cet épisode en particulier, quelques précisions sur la série. Celle-ci vise, la plupart du temps, à dénoncer certains problèmes sociaux ou environnementaux que la mondialisation a fait émerger. Les analyses qu’elle présente et les perspectives qu’elle emploie ne sont pas anti-mondialisation, ni aucunement critique de la civilisation industrielle et de son idéologie. Rien d’étonnant pour une chaîne détenue à 100% par le Sénat. Les difficultés soulignées dans les différents épisodes, d’une demi-heure, environ, n’aboutissent qu’à l’encouragement de nouvelles mesures, de nouveaux règlements, ou à un plaidoyer pour plus de progrès technique. Il s’en dégage une foi inébranlable en la marche actuelle de l’humanité, en la culture dominante, dont les travers timidement dénoncés ne le sont qu’afin de la perfectionner et de l’améliorer toujours plus. Toutefois, les reportages ont le mérite de pointer du doigt les aberrations des quotidiens — dont nous ignorons souvent à peu près tout — d’êtres humains dont les réalités journalières sont très différentes des nôtres, qui vivent souvent très loin de chez nous, mais qui, comme nous, vivent sous le joug des dispositions politico-économiques de la culture mondialisée qu’on pourrait appeler la civilisation.

L’épisode “Bénin, soleil souverain” est particulièrement éloquent. Dès le début, une voix off nous explique que dans certains endroits du pays, il n’y a accès ni à l’eau potable ni à l’électricité (deux besoins vitaux apparemment de même importance, et peut-être mêmes liés, selon Public Sénat). Un bref coup d’œil à la situation économique du pays et l’on comprend la perversité d’une telle équivalence. Le coton y est le premier produit d’exportation. Sa culture engloutit des quantités immenses de pesticides et d’herbicides, entre autres produits phytosanitaires toxiques, qui finissent dans les cours et les plans d’eau de tout le pays. Voilà pour l’eau potable.

On y apprend que les habitants de certaines zones rurales du Bénin vivent des vies misérables par manque d’accès à l’électricité. Parce qu’ils n’ont pas accès à l’électricité, et donc pas accès à de la lumière électrique, les jeunes élèves ne peuvent pas étudier, ne peuvent pas lire ; argument très étrange mais très classique des reportages pro-développement, qui laisse entendre qu’il n’y a que la nuit que ces enfants ont le temps d’ouvrir un livre ou un cahier, ce qui est soit révélateur d’un problème important de gestion du temps — que font-ils en journée ? Y a t-il un asservissement salarial dans l’équation ? — soit absurde. Samson, un instituteur du petit village d’Azokangoudo, explique ainsi que son village “n’a pas amorcé le développement comme je le vois ailleurs”, et qu’il se soucie de “faire sortir, par tous les moyens”, son village “de l’ignorance”. Il ajoute que “les enfants n’arrivent pas à étudier à la maison, faute de lumière”.

Précisons ici que l’école prodigue un enseignement de type occidental, en français. Il s’agit de la langue officielle du Bénin, bien qu’elle ne soit parlée que par 35 % de la population en 2014 (imaginez que la langue officielle de la France ne soit parlée que par 35% des français ?!). L’immense majorité des béninois a pour langue maternelle une langue qui n’est pas le français (toutes les mères interviewées dans le reportage ne le parlaient pas). Comprenez que ce qu’on appelle alors enseignement y relève plutôt de la colonisation, de l’acculturation et de l’aliénation que de l’éducation (cf. l’excellent documentaire de Carol Black, “Scolariser le monde”). “Le souhait le plus ardent c’est d’avoir le courant pour pouvoir bien étudier, évoluer dans ses études, et devenir un haut cadre pour Azokangoudo”, continue-t-il. “L’électricité au village” permettra, selon lui, d’y “faire rester les jeunes”.

Une voix off nous explique ensuite que “les sols du pays sont sous-exploités” (sic) en termes d’agriculture (un mensonge énorme, puisque sur les 3,7 millions d’hectares de terres cultivables, 500 000 sont dédiés à la culture d’exportation du coton, 300 000 à des plantations de palmiers à huile, 250 000 à la culture de tournesol pour la filière biocarburant, 250 000 à la production de noix de cajou exportée à 95%, etc.) et que “sans pompe électrique, impossible d’irriguer les champs”. Samson, l’instituteur, également agriculteur, ajoute qu’il ne “cultive pas pour le commerce”, parce que les “moyens d’exploitation, les moyens pour cultiver, ne sont pas vraiment des moyens appropriés”, que “ce n’est pas mécanisé”. “Si l’électricité était chez nous, auprès du paysan, ça diminuera largement ses peines, tout cela sera transformé, changé par des tracteurs, et nous aurons vraiment des batteuses, des machines qui nous aideront pour la récolte, des machines qui vont transformer nos produits que nous cultivons”, assure-t-il.

 

La voix off reprend : “le village de Samson s’apprête à vivre une petite révolution, l’électricité va bientôt arriver”. Et en effet, des ingénieurs de l’ONG “Électriciens sans frontières” (ESF) travaillent avec lui pour installer des panneaux solaires au village d’Azokangoudo. Les salariés de l’ONG sont insidieusement qualifiés de “volontaires”, ce qui sert à appuyer la rhétorique d’une démarche soi-disant (en apparence) philanthropique.

Seulement, cette ONG est largement subventionnée par des fonds publics, et plus encore par des fonds privées, dont EDF, la Banque Mondiale, RTE (filiale d’EDF), Areva, Vinci Energies, Alstom, l’AFD (Agence Française du Développement, qui finance aussi le film “Demain”, de Mélanie Laurent & Cyril Dion), et bien d’autres. Son actuel président (Hervé Gouyet) est un ancien d’EDF. On comprend immédiatement de quel type de philanthropie il s’agit : la fausse, la corporatiste, celle qui investit sous couvert de philanthropie, la philanthropie capitaliste. Autant dire que cette ONG est une filiale d’EDF.

Ce que la suite du reportage nous permet de constater, c’est que là-bas, comme ailleurs, l’électrification sert à relier de nouveaux lieux, de nouvelles régions, et de nouveaux individus, à la société de consommation — à ouvrir de nouveaux marchés pour les corporations. Ainsi, les foyers et les magasins désormais ouverts tard le soir se dotent de télévisions, de chaines Hi-Fi, de lecteurs DVD, de réfrigérateurs, de micro-ondes, les habitants s’achètent des téléphones portables, les épiceries fleurissent qui vendent de la “nourriture” industrielle, et les bars de l’alcool importé (ce qui engendre toutes sortes de problèmes sociaux, de l’alcoolisme à la prostitution), etc.

Dans un précédent article, nous nous basions sur une série de publications du Monde pour exposer les dangers et les dessous de l’électrification de l’Afrique. Multinationales et gouvernements s’associent actuellement pour permettre à tous les africains de posséder l’attirail électronique de l’homme accompli, de l’occidental, du blanc, et pour qu’ils puissent, comme lui, consommer, travailler, et bénéficier des conforts industriels.

Et pourtant nous savons, aujourd’hui, que l’industrialisme est une catastrophe sans précédent, que le rêve US-européen est un cauchemar social autant qu’écologique : de la toxicité des appareils électroniques (les téléphones portables et leurs ondes, leurs impacts sur le cerveau, sur le développement de l’enfant, sur les yeux, pour n’en citer que quelques-uns), à leurs impacts écologiques (extractions minières, pollutions, destructions d’écosystèmes), de la toxicité des objets en plastiques, en métaux lourds, aux émissions de polluants et de gaz à effet de serre des usines et des processus industriels en général, de l’aliénation induite par l’existence moderne et son métro-boulot-dodo à la disparition des formes de solidarité traditionnelles, des maladies mentales (stress, angoisses, dépressions, burn-out, suicides) liées à l’absence de sens ou au non-sens de la civilisation (le fameux malaise dans la civilisation) aux problèmes physiques liés à tout ce qui précède et à bien plus encore (posturologie, manque d’activité), tout indique que le mode de vie présenté comme le nec-plus-ultra, comme une bénédiction, aux peuples d’Afrique (et d’ailleurs) dont les cultures ont été et sont encore largement détruites, est un désastre qui devrait être endigué et abandonné plutôt que propagé.

La scène la plus surréaliste et la plus révélatrice du reportage de Public Sénat commence à la moitié du film, à peu près, avec la voix off qui nous rapporte qu’un jour, “au petit matin, Bruno, Alain et Yannick arrivent enfin à Azokangoudo”. Les élèves de l’école sont alignés et forment une haie d’honneur afin d’accueillir comme il se doit les trois “volontaires” (ou salariés) d’Électriciens sans frontières. La voix off continue : “l’électricité s’apprête à rayonner sur le village”. Les élèves, ainsi que des adultes présents, entament un chant de célébration, dont voici les paroles :

“Bonjour, ça va ! Toi le Blanc, je te salue ! Je te remercie. Bonjour, ça va ! Nous sommes touchés de ce que tu fais pour nous. Tu vas créer chez nous de la richesse. C’est chez les Blancs que les bonnes choses arrivent. Si on chasse le blanc, on n’aura rien”.

Tout y est. Du colonisateur glorieusement célébré au colonisé qui ne comprend pas très bien ce qui lui arrive mais qui applaudit sa colonisation.

Les panneaux solaires sont posés.

Et ailleurs dans le pays, des centrales solaires commencent à fournir en électricité d’autres villages reculés.

Le réseau routier, premier doigt dans l’engrenage de la société industrielle de consommation, se double d’un réseau d’électricité, qui parachève de raccorder — de connecter — ceux qui ne l’étaient pas encore au monde moderne. Ils pourront désormais, eux aussi, consommer comme les blancs, et, comme eux, en devenant dépendants de la machinerie civilisée, et hypnotiquement conditionnés pour confondre cela avec quelque “progrès”, ils pourront participer à la destruction de la planète.

L’autonomisation énergétique que vise le président du Bénin est une calamité, et un mensonge. D’abord parce que le fait de dépendre de centrales photovoltaïques composées de milliers de panneaux solaires construits à l’autre bout du monde, dont la maintenance nécessite également des processus transnationaux, et dont les composants nécessitent un commerce international de matières premières (et les extractions minières que cela implique), n’a rien à voir avec l’autonomie. Ensuite parce que le développement des réseaux électriques signifie le développement de la société de consommation. Derrière le discours d’autonomie énergétique, on retrouve l’expansion d’une seule culture (d’une monoculture, la civilisation industrielle) — au détriment de la multitude que l’humanité avaient développées, et de celles qui résistent encore — un véritable projet d’homogénéisation, qui remplace une diversité de langues locales par une langue officielle nationale, une diversité de pratiques par un panel standard ordonnancé par l’industrialisme et ses besoins, une diversité de lois locales par un système national de droit, et un très grand nombre de pédagogies locales par un seul et unique système scolaire national.

Ainsi que le formule James C. Scott :

“Désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIème siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel: un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc.”

Si l’histoire nous enseigne bien une chose, c’est que l’imposition de cette monoculture, de ce “modèle vernaculaire unique”, qui n’a donc plus rien de vernaculaire (au sens d’endémique), repose sur l’association de formes de violences autant physiques (guerres, conflits, expropriations…) que morales (propagandes médiatiques en tous genres, publicités, etc.). La création des États africains l’illustre parfaitement.

L’humanité civilisée (urbaine) du plus développé des pays soi-disant développés, les USA, vue par le dessinateur Andy Singer

L’électricité, en tant que concept, ne pose aucun problème. L’électricité, en tant que l’ensemble des infrastructures, des pratiques et des processus industriels qui la produisent, et du fait de son usage au sein des sociétés modernes, est un fléau. La révolution industrielle, les travaux de construction de réseaux électriques, et aujourd’hui l’installation de centrales et de panneaux solaires, ont tous participé et participent encore de la destruction de la planète. Le raccordement à un réseau routier pour véhicules industriels et à un réseau électrique pour appareils électro-informatiques est une boîte de Pandore. Il propage la société de consommation, ses aliénations et ses ravages écologiques. Bien des maux dont souffrent une myriade de peuples et de populations encore non-industrialisés, utilisés pour justifier l’expansion infinie de la société industrielle, découlent souvent des effets indirects, et parfois très directs, du développement, du progrès, ou de la civilisation, sur leur culture, leur mode de vie, ou leur environnement (à l’instar de l’eau contaminée par les cultures industrielles de coton au Bénin).

***

En 2016, lors de la 15ème session du Forum permanent de l’ONU sur les questions autochtones, à New York, Ati Quigua, une autochtone dont le peuple vit dans les montagnes colombiennes, résumait ainsi leur lutte : “Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appelée ‘développement’ c’est précisément ce que nous essayons d’éviter”.

Faute de comprendre la justesse de ses propos, d’en tirer les conclusions qui s’imposent et d’agir en conséquence, la civilisation industrielle et sa société de consommation, qui se propagent à travers les constructions de routes, à travers les poses de câbles électriques comme à travers les centrales solaires, continuent leur expansion sans fin, et nous précipitent tous, humains et non-humains, vers un avenir toujours plus aliéné, toujours plus appauvri, toujours plus pollué  de moins en moins vivable.

 

 

Par Nicolas Casaux  de Le Partage

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