Serge Michailof : « Si la France ne revoit pas son action qui est quasi exclusivement militaire au Sahel, elle doit se préparer au flot de réfugiés qui viendront échouer dans ses banlieues »

Pour l’ancien directeur des opérations de l’Agence française de développement, Serge Michailof, la situation de l’Afrique est moins brillante qu’on ne l’imagine. Une thèse développée dans son dernier ouvrage,
Africanistan. L’Afique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? (Fayard, octobre 2015). Mais selon cet expert, tout espoir n’est pas perdu si la France remet à plat sa politique d’aide publique pour répondre aux défis du continent : développement rural, renforcement des institutions, et contrôle des naissances.

Etes-vous afro-pessimiste ou afro-optimiste quant à l’avenir de l’Afrique ?

Dans les années 1990, les médias parlaient du continent sans espoir. Aujourd’hui, il y a un flot d’optimisme car l’augmentation des cours des matières premières se traduit par une hausse généralisée des PIB africains. Mais soyons réalistes. Il y a une Afrique qui gagne et une Afrique qui ne gagne pas. Et dans celle qui gagne, tout le monde ne gagne pas. Comment expliquer sinon Boko Haram ? La pauvreté a diminué, mais elle reste élevée. La croissance est forte, mais elle ne se traduit pas par une réduction des inégalités. Le secteur des matières premières est en plein boom, mais il ne crée pratiquement pas d’emplois. Quand à l’agriculture, elle est largement délaissée. Enfin l’industrie, en dehors de l’Ile Maurice, de l’Afrique du Sud et de la Côte d’Ivoire, ne se développe pas sérieusement.

Pourquoi le continent peine-t-il à s’industrialiser ?

Les coûts de production restent élevés, les marchés sont étroits et l’environnement des affaires est peu satisfaisant. Dans les pays francophones, le franc CFA, indexé sur l’euro, pénalise les exportations. Seuls dix-huit pays africains ont une valeur ajoutée provenant du secteur industriel manufacturier supérieure à 10 %. Mais les choses ne sont pas irrémédiables. L’Ethiopie est en train de s’intégrer dans les chaînes de valeurs mondiales, notamment dans le textile. On peut donc imaginer l’Afrique assemblant des smartphones ou des téléviseurs et remontant progressivement la chaîne de valeur comme l’a fait la Chine.

Comment expliquez-vous le sous-investissement chronique dans l’agriculture ?

En ce domaine, les discours remplacent l’action. Les problèmes ont été posés dès 1973 par Robert McNamara, l’ancien président de la Banque mondiale. Il avait consacré 30 % des aides à ce secteur. Mais ses successeurs ont fait machine arrière. Les autres bailleurs de fonds s’en sont aussi désintéressés, tout comme les Etats africains. Les paysans du continent ne pèsent pas assez politiquement. Le pouvoir favorise l’importation de produits alimentaires à bas coût au lieu de favoriser l’agriculture nationale. Et un jour, on se réveille avec Boko Haram… Et on s’étonne ! Les pays du Sud-Est asiatique ont fait leur révolution verte. L’Afrique doit s’inspirer de cet exemple tout en sachant que les conditions y sont plus difficiles. Il y a tant à faire pour moderniser l’agriculture paysanne en Afrique. Commençons donc par doubler les ridicules dotations budgétaires destinées à l’agriculture, tant dans les budgets nationaux que chez les donateurs.

La France a aidé à monter un certain nombre de filières agricoles (coton, cacao, palmier à huile, hévéa). Ce furent d’indéniables succès. Pourquoi ne s’intéresse-t-elle plus à ces filières ?

Le désamour des bailleurs de fonds pour l’agriculture est général, y compris du côté de la France. Dans les années 2000, la communauté internationale a défini de louables objectifs du millénaire pour réduire la pauvreté dans le monde. Détail, elle a oublié le développement agricole et tout misé sur les secteurs sociaux, alors que dans des pays essentiellement ruraux, c’est évidemment l’agriculture qui est la base pour réduire la pauvreté.

Pourtant, l’aide au secteur rural est essentielle au Sahel où la démographie est très élevée…

Le fameux dividende démographique est un mirage. A l’indépendance du Niger en 1960, il n’y avait que 3 millions d’habitants. Aujourd’hui, la population est de 20 millions et quoi qu’on fasse, elle sera supérieure à 40 millions dans vingt ans. Or si les taux de fécondité ne baissent pas plus que sur les trente ans passés, cette population devrait atteindre 89 millions en 2050. Maintenant, j’aimerais qu’on m’explique comment on peut faire vivre 89 millions d’habitants sur un territoire constitué à 92 % de désert, de pâturage ou de zones impropres à l’agriculture. En attendant, il faut réinvestir dans la recherche, la petite irrigation, l’électrification, pour fixer les populations. Faute d’emploi, les jeunes se lancent dans les trafics en tout genre (voitures, cigarettes, essence, migrants, cocaïne…). D’autres rejoignent des groupes islamistes et mafieux comme Boko Haram ou AQMI.

Faut-il relancer les politiques de planning familial ?

Evidemment ! Mais il n’y a pas de volonté politique au Sahel pour cela. Beaucoup de responsables considèrent encore que ce n’est pas un problème. En outre, quand on attaque ces questions, on se met à dos les autorités traditionnelles et les religieux de plus en plus influencés par les thèses wahhabites, sans compter les djihadistes ! Les dirigeants savent, par ailleurs, que les résultats ne se feront sentir qu’à long terme. Or les risques sont immédiats… Pourtant, les politiques de régulation de la natalité ont marché dans d’autres pays musulmans, en Iran, au Bangladesh et en Indonésie. Les bailleurs sont eux aussi très timides. L’administration de Bush junior porte une énorme responsabilité pour avoir suspendu les financements américains à toutes les organisations qui finançaient la régulation des naissances. Aujourd’hui, seulement 0,2 % des financements internationaux sont consacrés au planning familial. Il y a une coalition de fait qui va des évangélistes américains aux djihadistes pour s’opposer à toute action en ce domaine. C’est un scandale.

La conjonction des problèmes de démographie et d’insécurité ne sont-elles pas les détonateurs d’une bombe migratoire qui viendra nourrir nos banlieues ?

Les vagues migratoires actuelles que l’on voit à la télévision affectent peu la France. Les Syriens et les Afghans trouvent refuge en Allemagne et en Grande-Bretagne. Par contre, les Sahéliens privilégieront la France où ils ont déjà de la famille, comme les Maliens à Montreuil. Le problème est que l’assimilation, qui a fonctionné pendant des décennies, ne marche plus avec des migrants venant du Sahel rural. On a longtemps cru que la croissance économique, le brassage, l’école et l’emploi permettraient d’intégrer tous les migrants. Mais il n’y a plus de boulot pour eux, l’école ne joue plus son rôle d’intégration et les populations s’entassent dans des ghettos urbains. Une accélération massive des migrations liée à un effondrement du Sahel ne ferait qu’élargir les fractures sociales en France, développer le communautarisme et faire le jeu du Front national. Pour le fils d’immigré russe que je suis et à qui la France a donné sa chance, c’est consternant.

Sur le terrain, la France éteint les feux djihadistes, mais ne met pas les ressources équivalentes pour le développement…

Au Niger, je traversais l’Aïr et le Ténéré en famille dans les années 1980. Il faut actuellement une escorte militaire pour sortir de Niamey. Si rien ne change, le Sahel va prendre le chemin de l’Afghanistan. Nos militaires peuvent y gagner toutes les batailles, mais perdre la guerre, si on n’investit pas dans la reconstruction des appareils administratifs, le développement rural, le planning familial, l’amélioration des conditions de vie. On se glorifie d’afficher 10 milliards d’aide publique au développement. Mais nous n’avons que 200 millions de subventions pour traiter des problèmes de seize pays pauvres, essentiellement africains. Il faut remettre à plat les choix passés en matière d’allocation de nos ressources et en particulier reprendre le contrôle de l’action des organisations multilatérales qui au Sahel disposent de ressources abondantes, d’ailleurs pour partie fournies par la France. C’est possible. Ce n’est donc pas un problème d’argent. C’est une affaire de définition de priorités et de volonté politique. Evidemment, il faudra tordre quelques bras, comme savent le faire d’autre pays lorsque leurs intérêts directs sont en jeu.

 

Source: L’Opinion 2015

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